CISCOBLOG « Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas fou.» B.Pascal |
samedi (texte écrit en hiver) Ecrire sur rien. Je regarde par la fenêtre de mon bureau, à Gentilly. Plein Est. Des pans de mur de briques et des toits de tuiles rouges. C'est cinq heures du soir après une belle journée ensoleillée à peine assez froide pour la saison. Le ciel est bleu avec des bandes cotonneuses de nuages qui rosissent. Quelques arbres nus et des carrés de pelouses vertes. Des immeubles gris, anciens, de cinq ou six étages, dont je vois les toits de tuiles anciennes. Cheminées, antennes de télévision. lignes de téléphone. À demi cachée par un toit, une enseigne de Néon bleu turquoise rendue illisible fait un petit rectangle lumineux. À la tombée de la nuit, même en hiver, des chauve-souris tournent devant la fenêtre en lançant leurs cris perçant (en été, fenêtres ouvertes, c'est presque assourdissant) Au loin, le "skyline" des tours olympiades du XIIIe forment l'arrière plan du paysage. Tiens, on ne voit plus les trous épars que les tuiles emportées par la tempête de décembre avaient faits sur les toits. Les couvreurs ont dû passer. Il reste une bâche verte un peu froissée sur un toit à droite. La nuit tombe vite : le temps que j'écrive ces lignes, toutes les couleurs ont déjà terni, les reliefs s'estompent. Le petit rectangle de lumière bleu turquoise luit tout seul. Ce n'est pourtant pas encore l'heure d'allumer l'électricité : les fenêtres que je vois restent noires, aveugles. Les nuages dans le ciel n'ont plus la même forme : ils ne sont plus qu'une brume sombre dans le lointain ou font de petites taches noires sur le bleu du ciel qui tourne au gris. Un vol d'oiseaux noirs vient de l'horizon, à toute allure, semble d'abord se jeter contre la fenêtre puis change brutalement de trajectoire pour passer au-dessus de mon immeuble. Silence et solitude. Légère mélancolie. Voulez-vous relire (ou lire) la "Prose du Transsibérien et de la petite Jeahanne de France de Blaise Cendrars ? allez donc faire un petit tour par là . C'est tout pour ce soir, bonsoir posted by grossmann | 6/29/2002 lundi Six, elles sont six, et non pas sept. J'ai bien compt�. J'ai d'abord pens� qu'elles �taient sept, comme les sept nains, ou les sept p�ch�s capitaux ; quelque chose en moi disait qu'il fallait qu'elles soient sept, parce que c'est un chiffre magique et que les architectes aiment bien les chiffres magiques et autres nombres d'Or. J'ai v�rifi� que je ne me trompais pas, J'ai bien v�rifi� que l'une ne se cachait pas derri�re une autre, j'ai vari� les points de vue, je les ai regard�es en allant, je les ai regard�es en revenant, mais non, elle sont bien six. On dirait qu'elle sont tomb�es n'importe comment du ciel et qu'elles se sont plant�es l�, les unes � c�t� des autres, certaines plus pr�s que d'autre, dans un impeccable d�sordre comme dirait Alphonse Allais. Il en a fallu, � l'architecte, de l'attention, pour les disposer ainsi, sans aucune sym�trie, sans aucune possibilit� de les rep�rer les unes par rapport aux autres (on voit bien qu'elles ont �t� construites par le m�me architecte : aucune n'est pareil, mais elles se ressemblent toutes, il y a un air de famille, c'est certain). M'est avis qu'il l'a fait expr�s. On dirait qu'il a voulu interdire qu'on dise par exemple, "la premi�re tour", la premi�re, par rapport � quoi ? Elles ne sont pas align�es, elles ne sont pas dispos�es en file, elle ne sont dispos�es en rond, ni en triangle ni en aucun polygone connu qui soit. C'est assez bizarre, ces six tours dispos�es n'importe comment. �a n'a aucun sens, elles seraient sept, encore, �a aurait un c�t� pr�vu, ordonn�, mais non, six, elles sont. On ne peut m�me pas les rep�rer par rapport aux points cardinaux. Mosso grodo, si on les regardait d'en haut, d'avion par exemple, mais je n'ai jamais pris l'avion pour survoler la r�gion, ont pourrait dire qu'elle sont plut�t en ligne, mais pas droite, une ligne qui a la tremblote. Elles sont plus en ligne qu'en paquet. C'est tout ce qu'on peut dire. Mais enfin, ce n'est pas s�r, parce qu'elle est o� la diff�rence entre une ligne un peu repli�e et un paquet un peu distendu ? On les voit de partout. Absolument partout. d'ailleurs je crois bien que tout le monde les conna�t, les tours de Vigneux. On les voit de la route, la nationale six, on les voit du train, la ligne C du RER, ou les grandes lignes quant on arrive du Sud au petit matin, on les voit de la colline qui surplombe la rive gauche de la Seine, � l'h�pital de Villeneuve saint Georges, par exemple, � travers les fen�tres d'une chambre, un beau soir de printemps. Elles ont fi�re allure, plant�es toutes droites au milieu de la plaine plate comme des phares, comme des fanaux, des balises. Elles disent : " C'est nous, les tours de Vigneux". Elles le disent � tous les passants, � tous les voyageurs. A tous les voyageurs dont aucun ne s'arr�te jamais � Vigneux, pourquoi s'arr�terait-on � Vigneux, d'ailleurs, je vous le demande, sauf pour rentrer chez soi parce qu'il faut bien habiter quelque part. Tout le monde n'a pas dans sa ville des tours pour dire � tout le monde que c'est l� Vigneux, cou-cou, c'est les tours de Vigneux, parce que justement, ailleurs il y a autre chose : un pont, une vielle �glise, un vieux ch�teau, m�me d�cati et moche, un grand parc ou m�me un petit, une colline, quelque chose qui se voit vers quoi on peut converger, quelque chose qui organise un peu le paysage et qui fait qu'on sait qu'on est quelque part. A Vigneux, il faut bien dire que sans les tours, �a serait tout juste. On ne pourrait pas tr�s bien dire s'y on y est ou pas, �a ne ressemble pas � grand chose. Alors, les tours, c'est un peu comme un poteau indicateur : voil�, c'est chez nous. C'est pas terrible, mais c'est chez nous. Il y a la Seine vous allez me dire. Je sais, ah ! les fleuves ! Mais non, la Seine elle ne sert � rien du tout � Vigneux, c'est fou ce que les berges sont tristes. Elle ne sert � rien, la Seine, parce qu'il n'y a pas de pont. Un fleuve sans pont, c'est juste de l'eau qui coule. �a ne fait m�me pas attention � nous, �a passe. D'ailleurs, � Vigneux, les tours, elles sont bien plus hautes que tous les autres b�timents, qu'ils soient pavillons, et il y en a beaucoup, c'est tr�s pavillonnaire comme ville, Vigneux, qu'ils soient Ach�lemes, en hauteur ou en largeur, tours et barres, c'est tr�s ach�lemique comme ville, Vigneux, c'est comme si aucun immeuble n'avait le droit d'arriver ne serait-ce qu'� la moiti� de la hauteur des tours de Vigneux, pour qu'on ne les confonde pas, pour qu'elles puissent bien continuer � dire "cou-cou c'est Vigneux" ici sans qu'on les prenne pour d'autres, normales, et que du coup on ne puisse plus se dire qu'on est � Vigneux. Finalement on a eu bien de la chance que cet architecte, il nous ait construit les tours, sinon je crois bien qu'on aurait rien pour se dire qu'on est bien chez nous et pas n'importe o� au milieu du grand nulle-part de la banlieue. posted by grossmann | 6/24/2002 Suite de l'histoire de la rue du Banquier Imaginons les �tablissements Baleste dans les derniers temps de leur splendeur, juste apr�s la guerre vers la fin des ann�es quarante et au tout d�but des ann�es cinquante, quand les colonies fournissent encore, mais plus pour tr�s longtemps, � peu de frais, les produits exotiques qui font notre quotidien. Les �tablissements Baleste, entreprise familiale, importent du caf� en provenance de l'Afrique de l'Est, et aussi un peu d'Am�rique centrale. Malgr� l'intense agitation qui r�gne dans les bureaux, les entrep�ts ne regorgent pas de sacs odorants. Le caf� import� par les Baleste, qui transite peu par la rue du Banquier, est souvent vendu � l'avance aux torr�facteurs industriels qui le font entrer dans les m�langes qui constituent leurs marques - Mokarex, Legal etc. - directement des entrep�ts Baleste du port de Marseille. Le vieux Baleste p�re, Henri, fils a�n� du fondateur, Louis, vient de c�der les rennes de l'entreprise � son gendre Ren� Bourdin qui a, trois ans auparavant, �pous� Fran�oise, sa fille a�n�e. Elle a vingt-deux ans, elle a fait des �tudes de lettre, c'est une belle jeune femme blonde, �lanc�e, simple, elle a accouch� l'ann�e derni�re de l'h�ritier des caf�s Baleste, Alain, un gros poupon joufflu qui fait la fiert� de son grand-p�re. Bourdin a trente-deux ans mais on lui donne difficilement un �ge. Il a s�duit Fran�oise par son s�rieux, sa simplicit�, et une cour assidue, pleine de d�licatesse, qui a commenc� d�s son entr�e aux �tablissements Baleste, six ans plus t�t. C'est un travailleur infatigable, d'une loyaut� � toute �preuve, un bon mari et, semble-t-il, un p�re attentif. Le vieux Baleste lui a, d�s le d�but, donn� toute sa confiance. Pour lui, le mariage avec Fran�oise, est une �vidence logique. Fran�oise a un fr�re et une s�ur plus jeune : Pierre et Annie. Pierre ne s'entend pas avec son p�re, qui lui a toujours pr�f�r� Fran�oise, mais on n'en parle jamais. Il �tudie le commerce dans une grande �cole de province. Il revient seulement � Paris � No�l et � P�ques, participer aux f�tes familiales obligatoires et embrasser sa m�re et ses s�urs. Il ignore ostensiblement Bourdin et n'�change jamais plus de trois mots avec le p�re. C'est jeune homme ombrageux, beau et d�cid�, qui r�ussit avec panache � surmonter un �ternel d�pit. Annie a seize ans et un amoureux, Jo�l, de deux ans son a�n�. Elle est la confidente de sa m�re qui sait tout d'elle. Annie est en seconde au Lyc�e Claude Monet, situ� non loin. Jo�l a pass� son deuxi�me bachot l�ann�e derni�re. Il est inscrit aux beaux-arts et fr�quente les ateliers de la rue Grange Bateli�re � Montparnasse. Notre histoire pourrait commencer l�, disons en avril 1951, au moment o�, par une belle apr�s midi ensoleill�e, Annie se donne � Jo�l pour la premi�re et unique fois, dans une petite chambre de bonne de la rue de l�Ecole de M�decine, pr�t�e par un ami carabin. Jo�l et Annie se tiennent chacun � un bout du lit d�fait qui occupe toute la chambrette. Le gar�on a saisi un carnet � dessin et croque sa jeune amante, qui le regarde en souriant, assise sur le lit, les genoux ramen�s sur la poitrine, enserr�s par le cercle de ses bras ronds. Des ann�es apr�s, arrach� du carnet, encadr�, le dessin ornera la chambre � coucher d'Annie. Mais pour l'instant Jo�l estompe du doigt les ombres de fossettes de la jeune fille. Jo�l va partir au service militaire. Ils s'�treignent une derni�re fois. A vrai dire Annie ne le reverra qu'une seule fois, apr�s les classes, au cours d'une permission. Il caressera son ventre rond mais ils resteront chastes. La guerre d'Indochine vient de commencer. Jo�l sera tu� par la bombe d'un patriote lors d'une mission de maintien de l'ordre. Son fils, Patrick, gardera de lui des photos d'un jeune homme fr�le et souriant, une m�daille posthume, et un carton au format raisin empli de femmes toutes plus belles les unes que les autres dont sa m�re, Annie, et un portrait de profil de sa tante Fran�oise, lumineux, parmi des exercices de drap�s. Les ann�es passeront. posted by grossmann | 6/24/2002 dimanche bonsoir, pas de texte aujourd'hui (oui, je sais que vous êtes frustrés, je sais). Je vous recommande, en guise de lot de consolation (je suis sûr que vous êtes totalement éploré) ce très joli site glané, comme d'habitude sur Désordre (voir colonne de droite, pub entièrement gratuite). J'en profite pour saluer Christine Garin qui me fera peut-être l'honneur de parcourir, de temps en temps, ces modestes lignes. A plus. posted by grossmann | 6/23/2002 mardi La perspective ne semble pas tout à fait parfaite. On se demande un instant si la carafe qui sert de vase aux oeillets est posée sur l'échiquier ou bien sur la table. C'est sur l'échiquier. L'échiquier, lui, est posé sur la table. C'est un échiquier pliant, en forme de grande boîte noire et plate avec des charnières de laiton ouvragées où sont rangées les pièces du jeu. On hésite parce que la carafe est posée sur le coin le plus éloigné de l'échiquier, vers le point de fuite, et que l'épaisseur de la boîte se confond avec l'ombre qu'elle porte sur la table. C'est un effet qui n'est pas du à la maladresse du peintre, Monsieur Baugin, car celui-ci est un maître. Il nous déstabilise à dessein. La carafe contient trois oeillets roses dont les tiges plongent dans l'eau. Elle attire la lumière. Elle jette un reflet clair sur l'ébène et l'ivoire du damier noir et blanc. Au-delà de l'échiquier, dans le coin supérieur droit du tableau un plateau d'étain de forme octogonale est suspendu à un crochet planté dans la pierre brute du mur. Ce qu'on voit du reste de la table porte un désordre étudié d'objets divers : un luth en bois clair attire d'abord le regard. Il est posé de travers et à l'envers sur une partition de musique reliée de maroquin beige qu'il tient ainsi ouverte à une page où portées, clés, notes et barres de mesures sont bien visibles. En même temps son poids empêche la partition qui dépasse de la table de tomber sur le sol que le tableau ne montre pas. Son manche coudé dépasse, lui aussi de la table (il manque une clavette) et des cordes cassées, tire-bouchonnées, pendouillent dans le vide. Sa caisse, bombée comme un jambon, masque au regard la lame d'un couteau dont on ne voit que le manche en corne. Le couteau est sans doute destiné à couper une miche de pain blanc, intacte, qui a une curieuse forme de bonnet de cardinal. Tout près du pain, dans le fond du tableau à gauche, un verre très fin et très orné contient du vin de couleur rouge sombre et se confond presque, par transparence, avec l'ombre du mur auquel la table s'adosse. Plus à l'avant, presque au bord, un jeu de cartes, pas très bien rangé, posé sur le dos, montre un valet de trèfle, un coeur et un autre trèfle (amour, argent ?). Une bourse de velours plissé de couleur vert foncé, bien fermée par un cordon doré, à glands, étale une base emplie de pièces. Le cordon disparaît, coincé sous la masse de l'échiquier. La signature du peintre, Baugin, est gravée dans l'épaisseur de la table qui nous fait face. C'est une nature morte. A l'époque, on disait une "vanité". Baugin a aussi peint des gaufrettes dans des assiettes d'étain, des verres de vins blancs, des fiasques et des bouteilles comme on le voit dans le très beau film "Tous les Matins du Monde" adapté du roman de Pascal Quignard. En ce temps-là, les peintres ajoutaient souvent des livres, des animaux morts ou mieux encore des crênes humains à leurs sombres compositions. Leur art se voulait stoïcien. Il exposait aux yeux du spectateur ses propres chimères et le renvoyait à sa fin véritable qui n'était pas la richesse, ni le plaisir, ni le savoir, encore moins la beauté, mais la mort. Leur force venait de ce qu'ils représentaient non seulement l'inanimé mais aussi le "non consommé" : le verre plein, non bu ; le pain non rompu, non mangé ; les jeux non joués, rangés dans leurs boites ; la musique non entendue, instruments muets ; les livres fermés, non lus ; la fleur, coupée. Mais même si on débarrasse ces tableaux de leur jansénisme, ils gardent encore une force peu commune. C'est que les choses y sont présentées dans une crudité qui n'est pas que violence. Il ne faut pas se figurer ces artistes seulement comme des dévôts ni des tartufes mais aussi comme des amoureux. Le monde qui est représenté là, avec toute cette minutie, toute cette précision, est avant tout un monde éternel qui s'oppose à la mortalité humaine. Il n'est pas seulement un avertissement, il est une nostalgie. Peindre un verre, c'est quitter le verre. C'est le rendre à sa condition de verre. De même, écrire c'est aussi déprendre. Ecrire, c'est décrire, toujours. posted by grossmann | 6/18/2002 Max a rendez-vous chez le dentiste. Ses dents sont compl�tement pourries. Il en a trouv� un qui veut bien le soigner sans les lui arracher toutes. Il ne veut pas se retrouver avec un dentier. C'est la raison qu'il donne pour quitter le stand maintenant, il reviendra plus tard, dans l'apr�s-midi, par ses propres moyens, dit-il. Mais on ne le reverra pas. Auguste et Christian restent un peu plus longtemps. Ils d�jeunent avec nous de sandwichs, assis sur le trottoir devant l'�talage aux bibelots, dans la moiteur de l'orage qui se pr�pare. Les chalands, �cras�s de chaleur, d�ambulent mollement � travers les �talages. Aux fringues, on a beaucoup vendu : belles robes � vingt francs, moins belles � dix. Une aubaine pour les m�res de familles arabes ou les manouches qui trouvent encore le moyen de marchander : Elles appellent les copines et nous prennent pour des demeur�s. Certaines se servent et s'en vont m�me sans payer. Il faut mettre le hol�. Christian part chercher une mendiante rencontr�e un peu plus t�t pour partager son sandwich avec elle, mais il ne la trouve pas. Il a achet� un transistor qui ne marche peut-�tre pas pour pouvoir rendre celui de Max qu'il utilise en ce moment. Il parle des animaux sauvages, des pr�dateurs, des loups qui prennent le dessus et mangent les agneaux comme lui. L'apr�s-midi s'�tire lentement sous le cagna. Les acheteurs se font de plus en plus rares et de plus en plus mis�rables. On ne vient pas ici pour le plaisir, pour trouver l'objet rare, mais pour acheter au prix le plus bas des objets de premi�re n�cessit� : casseroles bossel�es, cafeti�res usag�es, cuill�res et fourchettes, lampes d�pareill�es, reveils-matins. Les vendeurs, eux, bouclent leurs fins de mois difficiles en se d�barrassant de vieux objets. Ce ne sont pas les puces de Saint Ouen ni m�me celles de Montreuil, o� l�on fait des affaires ; Ici, c'est un march� aux voleurs, une �conomie de mis�re o� circule tr�s peu d'argent. C'est plut�t du troc, voire de l'entraide. L'orage tant attendu �clate enfin, achevant de chasser les derniers clients. On s'abrite sous les parasols, les b�ches manquent pour prot�ger la marchandise. On attend l'�claircie pour remballer et rendre la place au parking. Je raccompagne Auguste et Christian au 58. Ils sont tous les deux sur le si�ge arri�re, aucun n'a voulu s�asseoir � la place du mort. Tant pis si je fais le chauffeur. Auguste a pos� un cabas sur ses genoux, il fait penser � sa m�re. Christian est inquiet pour Max, pas Auguste. Ils se chamaillent comme un vieux couple : Auguste demande � Christian de s'occuper de lui et de laisser les autres, Christian n'en d�mord pas, il veut aider Max, les mendiants et tous les mis�reux du monde. Auguste per�oit comment la sollicitude de Christian masque son agressivit�. Je les laisse � la grille du 58. Ils me font des grands signes pendant que je m'�loigne vers l�h�pital et qu'un grand calme m'envahit. Je pense � la phrase de Marie Depuss�, dans "Dieu g�t dans les d�tails" : "...Il y avait autre chose. Tout de suite, les fous me repos�rent. Je sus qu'ils se battaient en premi�re ligne, pour moi. Pendant que je tra�nais ma m�lancolie � l'arri�re, je savais qu'il y en avait d'autres, au front." posted by grossmann | 6/18/2002 samedi Je commence ici la mise en ligne de l' "histoire de la rue du banquier".Je me risque donc � un enchev�trement de textes � �pisodes. Je rappelle que, pour l'instant, deux "histoires" sont ici encore inachev�es : "l'histoire de Magali" et "l'histoire de Paulette". Elles le seront. C'est la loi de ce site. En revanche, je pense que je n'irai pas jusqu'� un niveau d'enchev�trement plus "d�sordonn�" que celui-ci. Bon courage. HISTOIRE DE LA RUE DU BANQUIER L�autre samedi, nous avons fait, je devrais dire refait, une promenade dans Paris avec Franklin. Je me souviens de longues vir�es de jadis, sous le long soleil couchant de l��t�, du treizi�me arrondissement vers la seine, en descendant le boulevard de l�h�pital et en empruntant le quai Saint Bernard, le long du jardin des plantes, et plus loin si nos jambes et notre humeur voulaient bien nous y porter, le quai de la Tournelle, le Quai Montebello et m�me le quai Saint Michel. Nous poussions en g�n�ral jusqu�� Notre Dame et l��le Saint Louis (m�me une fois jusqu�� la place de la concorde), et nous revenions dans la fra�cheur et le silence de la nuit, en parlant p�le m�le de femmes, d�amour, d�architecture, de psychiatrie et de peinture. Cette fois, la promenade eut lieu l�apr�s midi et fut plus courte. Nous avons travers� le centre commercial Galaxie d�sert en ce quatorze juillet morose, nous avons d�bouch� sur la place d�Italie, l�avons travers� de part en part vers le boulevard de l�h�pital pour nous enfoncer dans un coin peu connu du treizi�me. Ce sont des rues calmes et retir�es, aux commerces rares, aux noms de peintres : Titien, Rubens, Watteau, V�ron�se, Le Brun. La rue du Banquier rejoint l�avenue des Gobelins et l�agitation de la capitale � hauteur de la manufacture. C�est une rue bien nourrie, proprette et a�r�e, sans histoire, sans qualit� particuli�re, bourgeoise et bien pensante, o� alternent des immeubles anciens et modernes sans beaut� particuli�re et des petits squares privatifs d�serts. Notre pr�sence en ces lieux � priori banals �tait due au sens �minemment aigu de l�observation de Franklin, associ� � celui de la ballade po�tique qui lui est si particulier : quelques jours auparavant, il avait remarqu�, � la hauteur du num�ro vingt de la rue, une plaque comm�morative, comme on peut en voir un peu partout dans Paris, � la m�moire des combattants tomb�s pour la France, � l�endroit pr�cis du souvenir qui leur est d�di� et fleuries discr�tement tous les huit mai, ou qui rappelle que tel homme plus ou moins c�l�bre a v�cu l�, mais oui, dans cet immeuble banal, et que le souvenir de sa pr�sence, tel une effluve tenace glorifie encore le reste de ses voisins et toute leur descendance. Nous voici donc devant l'immeuble qui porte la plaque que franklin voulait me montrer pos� au milieu de la rue vide. C'est une assez belle b�tisse de cinq �tages, en pierre de taille, dont la fa�ade suit �l�gamment une imperceptible courbure de la rue. Le rez de chauss�e, qui succ�de � une porte coch�re peinte en bleu nuit abrite ce qui doit �tre un ancien entrep�t ou d'anciens bureaux : une grande plaque rectangulaire, peinte en vieux rose porte l'inscription : "RDC. A. BALESTE CAFES, importation directe. entr�e au n� 18." Au num�ro 20, les ma�tres, au num�ro 18, les employ�s et les clients. Les fen�tres du premier �tage, dont on peut imaginer qu'elles appartiennent encore � la famille Baleste, cossues, s'ouvrent sur un balcon fleuri et de jolies moulures de style classiques s�parent les diff�rents niveaux. Il est probable que l'entrep�t ou les bureaux sont d�saffect�s. Mais le manque d'animation laborieuse pourrait �tre du au fait que nous sommes un jour f�ri�. La plaque comm�morative qui justifie notre pr�sence en ces lieux, en marbre blanc, est scell�e dans le mur � gauche de la porte coch�re, � deux m�tres cinquante de hauteur. Elle porte l'inscription suivante, grav�e sur trois lignes : "LE 17 AVRIL 1967. ICI. IL NE S'EST RIEN PASS�." Franklin en avait fait sa photo du jour quelques jours plus t�t (il a constitu� un album, qui r�sume sa vie en 2001, � raison d'une photo par jour) et je suis moi-m�me revenu quelques jours plus tard prendre les notes n�cessaires � la description qu'on vient de lire. Je suis donc rest� en faction, appuy� sur le capot de ma Clio en guise d'�critoire, environ une demi heure. Dans cet espace de temps, la rue ne s'est pas plus anim�e que le dernier dimanche et je n'ai vu que deux ou trois personnes, tout au plus, composer le code et dispara�tre � travers la porte coch�re. Deux petits jeunes, sont arriv�s pour garer leur moto et, pendant qu'il se livraient � la d�licate man�uvre de lui faire franchir le seuil, j'ai pu les interroger bri�vement. Ils m'ont, bien s�r, d�clar� qu'ils ne savaient pas qui avait scell� la plaque, mais ils m'ont dit qu'elle ne l'avait �t� que depuis peu de temps : un ou deux mois tout au plus. Ils ont cependant ajout� que d�j�, on voyait "des" gens la prendre en photo sans savoir qu'un de ces "gens-l�" (peut-�tre le seul d'ailleurs, tant il est connu que l'imagination magnifie les �v�nements) �tait mon ami Franklin qui, justement m'avait propos� de r�soudre l'�nigme de la plaque de la rue du Banquier. Nous en avons donc reparl� quelques jours plus tard, attabl�s devant une soupe Pho du quartier chinois. Il se montra surpris des nouvelles que je lui apportai. Il avait imagin� que la plaque �tait beaucoup plus ancienne et qu'il avait d� passer devant de nombreuse fois sans la voir. Mais non, son sens de l'observation ne l'avait pas tromp�, il l'avait bien d�couverte dans le bon tempo. Le myst�re semblait donc s'�paissir. D�j�, comme le proclamait l'inscription, il ne s'�tait rien pass� le 17 avril 1967, alors pourquoi avait-il fallu si contradictoirement le comm�morer pr�s de vingt-cinq ans plus tard ? L'hypoth�se de Franklin, en l'�tat actuel des connaissances, est donc la suivante (si on pense que je ne la rapporte pas correctement, il faut s'adresser � lui) : tout serait li� � une romantique histoire d'amour qui s'�tale sur plusieurs dizaines d'ann�es. posted by grossmann | 6/15/2002 J'ai decouvert aujourd'hui, en me balladant dans le foutoire g�nial qu'est "DESORDRE" (cliquer sur le lien dans la colonne de droite de toute unrgence), ce site superbe. C'est pour donner envie � mon copain Franklin de continuer ! (alors Franklin, qu'attends-tu pour construire un weblog ?) il est probable que je l'ajoute � la liste de mes liens permanents. posted by grossmann | 6/15/2002 jeudi C'est dimanche soir, le d�ner touche � sa fin. La salle � manger est d�j� pratiquement vide. Ici, les d�ners ne se prolongent jamais. Il n'y a personne pour repousser sa chaise, �tirer ses bras au-dessus de sa t�te en allongeant les jambes, personne pour pousser un soupir de satisfaction, m�me un petit, personne pour entamer une de ces conversations minuscules et futiles qui se glissent g�n�ralement entre la poire et le fromage, personne pour faire des petits tas ou des petites lignes de miettes de pain, personne pour profiter de ces moments de transition qui autorisent � tirer un peu sa flemme. C'est que la cigarette manque d�j�. Un par un, plus ou moins press�s, plus ou moins discr�tement, les patients sont presque tous all�s s'entasser dans la pi�ce nue qu'on appelle pompeusement "salon" fumeur. Malgr� cette fin de mois de mai, il fait encore trop froid pour aller en griller une dehors. Seuls restent encore l� les non-fumeurs et rares amateurs de compote � l'ananas. Paulette s'approche de la table des soignants. Depuis un moment elle nous jetait des coups d'�il � la d�rob�e. A ma droite, Karima chipote encore sur ses quenelles pendant qu'en face Monique termine minutieusement son pot de yaourt aux fruits. Jean raconte � Karima un voyage en Cor�e du sud o� il est plus question de monotonie des paysages que de matins calmes. Paulette cale ses paumes sur les bords de la table comme une patronne qui viendrait, � la fin du service, saluer des habitu�s. Un peu avant, au cours du repas, elle s'est mise en col�re, pour troubler un silence qui n'en finissait pas de devenir pesant : "Ta gueule, esp�ce de chinetoque, t'as fini de me traiter de chinetoque, qu'est-ce que je vous ai fait � la fin, vous avez fini de m'emmerder". �a n'a pas arrang� le silence. A sa table il y avait des nouveaux. De surprise, ils sont rest�s la fourchette en l'air. Ce n'est pas � eux qu'elle s'adressait, les anciens le savent bien, ils sont habitu�s. Cela ne fait plus rire que Jean. Il a ri au milieu de ses r�cits de voyage. On a entendu la col�re de Paulette et le rire de Jean. Jean est l'infirmier de Paulette. �a fait dix ans que Jean rit des col�res de Paulette contre ses petites voix qui la traitent de sale chinetoque. Comme � chaque fois, il a ri de bon c�ur : il faut savoir que Jean rit des fous en g�n�ral et de Paulette en particulier. C'est comme �a, �a le fait rire. Ce n'est pas pour �a qu'il est infirmier psychiatrique, mais vous vous demandez. �a vous g�ne, �a vous consterne m�me, mais vous n'arriverez pas � l'en emp�cher. Il est un peu bizarre, Jean, tout sauf professionnel. Il a d'autres qualit�s. Comme d'habitude, Paulette s'est arr�t�e d'un seul coup, comme si on l'avait zapp�e, pas � cause du rire de Jean, elle est habitu�e, mais comme �a, d'un seul coup, elle s'est arr�t� de crier et s'est remise � manger. La fourchette de sa voisine est retomb�e dans son assiette. Et voil� que ce soir-l� Paulette, les paumes cal�es sur les rebords de la table nous regarde un � un, avec une infinie tendresse et ce fameux sourire, le sourire de Paulette. Elle dit : "Je vais vous raconter une histoire". Jean pouffe, mais elle fait comme si elle ne l'avait pas entendu. Elle commence son histoire : "Il �tait une fois une princesse. Elle avait des l�vres roses. Rouges comme. Le sang et des cheveux comme l'�b�ne. Noirs. Elle s'appelait. Blanche-Neige elle s'appelait. Elle a connu les Sept Nains et elle a fait leur m�nage et. Quand elle est morte elle s'est r�veill�e avec un baiser du prince. Charmant voil� c'est fini. �a vous a plu ?" Elle l�che la table, l�ve un peu les yeux au ciel et nous montre ses deux paumes, bras tendus �cart�s comme une offrande. Elle hoche la t�te de droite et de gauche, sa voix tra�ne d'abord, rythm�e comme une comptine : "Plaire, pas plaire, c'est pareil, o� est la diff�rence, manger, pas manger, vivre, pas vivre, aimer, pas aimer, c'est pareil ou c'est pas pareil ? C'est pareil ou c'est pas pareil ! Qu'est-ce que �a peut faire ! Qu'est-ce que �a peut bien vous faire, hein ? Alors, foutez-moi la paix !" Un rel�chement des coudes, un balancement alternatif des �paules transforme le geste de l'offrande : il est devenu celui de l'h�sitation, du pour et du contre ou du pareil au m�me. Ca se termine en engueulade, on entend � nouveau le rire de Jean. Alors, le geste change encore. Elle �carte les doigts et les avant-bras, colle les coudes au corps avec un petit mouvement du buste en avant. Geste de l'�vidence, un peu agressif mais presque pas. Elle ne fait que nous montrer notre d�finitive impossibilit� � venir vers elle : "Vous voyez bien!" C'est un constat, un douloureux constat. Ses bras retombent. Ses yeux lancent des �clairs. Elle tourne les talons. Elle serait capable de nous frapper. Elle l'a d�j� fait. Parfois, aussi, Paulette chante des chansons comme � la fin des repas de communion, mais une phrase de chaque � la suite, comme un pot-pourri, comme pour en finir plus vite, quelle importance puisqu'on ne l'�coute pas, et m�me si on l'�coute et m�me si on lui dit qu'elle chante bien elle sait bien que c'est pour lui faire plaisir, alors quelle importance, c'est vrai. C'est comme les enfants, les tout petits, lorsque vous leur demandez de faire leur compliment, celui qu'ils ont appris � l'�cole ou celui que vous leur avez appris vous-m�me en cachette pour faire une surprise, ils veulent tellement vous faire plaisir et aller vite � la fois qu'ils n'en disent que le d�but et la fin et �a n'a plus ni queue ni t�te, de toute fa�on ils r�p�tent sans comprendre. �a nous envahit de tendresse. Sauf que Paulette on ne lui demande jamais. C'est elle qui propose. Elle vous "vend" une histoire ou une chanson. Elle s'offre, plut�t. Mais il faudrait la prendre tout enti�re tout de suite. Bien s�r c'est impossible et terrifiant. Mais si, sans aller jusque l�, on lui pr�tait seulement attention, �a n'arrive pas si souvent, au fond, qu'on lui pr�te attention, tellement elle semble raser les murs, Paulette vous ferait d'abord son fameux sourire. On devrait faire attention de la lui pr�ter bien plus souvent, l'attention, pas seulement pour faire correctement notre m�tier, mais rien que pour ce sourire, tellement il est beau, tellement tout � coup il la transfigure, tellement c'est un miracle, une pure merveille. Elle vous ferait son fameux sourire et vous vous apercevriez qu'elle a des yeux magnifiques, elle commencerait � chanter, comme le petit enfant. Au d�but il y aurait le fameux sourire, il y aurait les paumes en avant comme une offrande, on penserait � Piaf, et puis, vite, la voix faiblirait, les bras retomberaient cette fois le long du corps, dans un � quoi-bon d�chirant et la chanson tournerait court, et elle ne sourirait plus. Elle vous regarderait comme si vous veniez de lui annoncez que vous l'abandonnez pour toujours. Son visage lisse serait redevenu inexpressif, ses yeux se seraient vid�s comme un verre renvers�, une moue r�sign�e aurait remplac� le fameux sourire. Elle serait triste � mourir, elle a toujours �t� triste � mourir, le sourire vous l'auriez r�v� s�rement. A la fin du compliment, le petit enfant vient vite se blottir dans vos bras demander des baisers. Paulette aurait bien voulu que vous la preniez dans vos bras aussi, mais elle sait bien que non, vous ne la prendrez pas, elle penche la t�te � gauche, elle penche le cou dans le m�me sens, et tout le buste suit, elle part un peu en arri�re, se retourne doucement, raide comme la tour de Pise, manque de tomber, se rattrape on se demande comment, et vous la voyez avancer vers le mur pour aller se confondre avec le papier peint et le grand tout indiff�renci�. posted by grossmann | 6/13/2002 a special "coucou" to my friends Gilles et Lilly qui viennent de grossir le flot, que dis-je le flot, le torrent, que dis-je le torrent, l'oc�an de mes lecteurs. (n'oubliez pas de cliquer sur les liens) Bye posted by grossmann | 6/06/2002 Elle �tait n�e le lendemain du jour de l'assassinat de Kennedy. Pour elle, �a voulait tout dire. Voil� une phrase qui aurait pu faire un bon d�but de roman. Mais c'est bien ce qu'elle m'avait d�clar� d�s le premier entretien. Je lui trouvai une bille de Clown. Elle n'�tait pas jolie, portait de grosses lunettes, avait les cheveux raides, mi-longs, souvent ramen�s derri�re les oreilles, portait des "chandails", des "corsages", des jupes pliss�es ou des pantalons en tergal qui lui donnaient malgr� ses trente-cinq ans un air plus que surann�. Chaque semaine, elle venait me parler de ses d�boires professionnels, elle �tait auxiliaire de pu�riculture, ce qui �tait une "vocation tardive", comme on dit, parce que, ce qu'elle aurait voulu faire c'�tait du th��tre, du spectacle, �tre clown, pourquoi pas, en tout cas faire rire les gens. Elle pratiquait l'autod�rision avec un art consomm� qui me faisait craquer et �gayait toujours les longues soir�es de consultation du lundi. Mai vraiment, elle en bavait. Elle avait �chou� � ses stages professionnels et avait �t� mise sous tutorat, ce qui �tait le dernier palier avant la mise � la porte de la fonction publique et le retour � la case d�part du secr�tariat en int�rim. A mon sens, elle ne souffrait d'aucun sympt�me particulier, en tout cas identifiable par un quelconque DSM4 ou autre catalogue nosographique comme la CIM 10. On pourrait dire que si la maladresse avait �t� une maladie, par exemple, elle en serait gravement atteinte, mais aussi la na�vet� ou la manque absolu de m�chancet� : un jour elle avait "enferm� un enfant dehors", comme elle se plaisait presque � r�p�ter, et l'avait oubli� plusieurs heures, une autre fois, elle en avait laiss� tomber un de la table � langer, ce qui pour une pu�ricultrice est du plus mauvais effet, mais sans dommage pour le b�b� ; elle n'arrivait pas � compter les enfants dont elle avait la responsabilit� ou plut�t n'�tait pas dou�e pour le jeu de Kim, n'avait pas les deux yeux ni m�me un seul derri�re la t�te, ce qui est indispensable, elle le savait tr�s bien, � toute personne qui pr�tend s'occuper d'enfants en toute s�curit� ; Elle ne savait jamais quoi faire avec les enfants, trouvait que leur parler comme s'ils comprenaient tout, ce qu'on lui recommandait de faire, �tait un peu ridicule, et continuait de les consid�rer comme des b�tes un peu curieuses, pas si attendrissantes que �a, en tout cas des �tres complexes pas toujours pr�ts � lui faciliter la t�che. Elle avait m�me presque fini par les prendre en grippe parce qu'ils ob�issaient � tout le monde sauf � elle et qu'ils lui faisaient subir les pires humiliations, refuser de se laisser changer ou nourrir � la cuill�re, par exemple. Elle se posait des questions bizarres, se demandait si elle aimait le m�tier qu'elle avait choisi, se remettait vraiment en question et ne trouvait pas de r�ponse. Ce qui, on s'en doute, ne plaisait pas du tout, mais alors pas du tout aux directrices de cr�ches successives � qui elle avait �t� confi�e ou plut�t se la refilaient comme une patate chaude. Elle �tait l'a�n�e de deux s�urs qui, selon elle, avaient parfaitement r�ussi leurs vies, avaient des m�tiers respectables (employ�e de banque ou professeur) et des enfants, surtout des enfants. C'�tait pour �� qu'elle s'�tait mari�e, somme toute, pour avoir des enfants, assez tardivement en plus, avait �chapp� de justesse au statut de vielle fille, au fond avait pris le premier qui s'�tait pr�sent� de peur qu'il n'y ai pas d'autre occasion. Un plut�t gentil, mais fils unique affubl� d'une famille pas possible, petit cadre commercial en CDI mais jamais � l'abri du licenciement �conomique qui ne semblait pas s'int�resser � grand chose. Elle avait, non pas l'impression de porter la culotte, mais de d�sirer pour deux, ce qui �tait fatigant � la longue. D'ailleurs pour parler de d�sir, ce n'�tait pas ce qui, selon elle, caract�risait son mari, tant � son propre �gard qu'� celui d'�ventuels h�ritiers. Ils ne faisaient pas assez l'amour, mais ils n'allaient pas non plus assez au cin�ma, au th��tre, faire du sport ou visiter les pays �trangers. Elle faisait tout pour �tre normale, comme tout le monde, comme ses parents, petits bourgeois provinciaux qu'ils visitaient r�guli�rement � Tours un week-end sur deux, et comme ses deux s�urs, mais, son mari, soit par pusillanimit�, soit par psychasth�nie, ne voulait s'engager dans rien et surtout pas dans une modeste contribution au peuplement de la douce France, cher pays de son enfance. Elle le lui reprochait parfois am�rement, lui faisait de v�ritables sc�nes, o�, alors l�, elle n'�tait plus dr�le du tout, allait m�me jusqu'� lancer des objets contre les murs ou piquer des crises de nerf devant toute la famille � la fin des repas de No�l ou du nouvel an. Mais le reste du temps, la plupart du temps, m�me, elle restait �tonnamment placide, patiente et r�sign�e, se remettait � faire le clown, ce pour quoi elle �tait d�cid�ment tr�s dou�e. Un mot de son mari � propos du b�b�, m�me tout � fait dilatoire, lui rendait espoir et moral, pr�te � tout pardonner et � chercher un bon film dans T�l�rama ou r�server des places dans un agence de voyage pour les sports d'hiver. Au fond, elle �tait bonne fille et d'un naturel optimiste, juste l�g�rement � c�t� des choses. Seulement elle commen�ait � trouver le temps long, � trente-six ans, de ne toujours pas �tre maman et titulaire � son boulot. La question n'�tait pas de savoir si elle aimait son mari, mais si elle allait ou non atteindre les objectifs qu'ils s'�taient fix�s en se mariant. Elle sentait confus�ment qu'il aurait fallu faire la r�volution, tout chambouler, jeter les b�b�s avec l'eau du bain, chercher un autre mari moins handicap�, se lancer enfin dans la vraie vie, devenir vraiment clown ou imitatrice et s'en donner les moyens, et, pour dire les choses en un mot, un mot terrible, qui la terrorisait : divorcer. Au lieu de cela, pour �chapper au spectre de la solitude et de la vie rat�e, elle prenait des cours. Elle adorait prendre des cours. Elle prenait des cours de tout : de crochet, de point de croix, de guitare, de solf�ge, de com�die, d'imitateur de clownerie, de conduite dans la vie. Pour elle la psychoth�rapie �tait une sorte de cours, j'�tais une sorte de professeur de vie. Elle aurait volontiers adh�r� � toutes sortes de cercles sociaux et de soci�t�s un peu savantes qui l'auraient confort�e dans l'id�e que tout s'apprend, m�me l'amour, avec un peu de courage et de bonne volont�. Elle aurait voulu entra�ner son mari sur des rollers blade dans les rues de Draveil, dans des bapt�mes de l'air ou des croisi�res de huit jours en mer Caspienne. Mais � chaque fois, il y avait comme un grain de sable, un coup de pas de chance, une clownerie du destin qui faisait que d�cid�ment rien n'avan�ait. Pas plus que sa psychoth�rapie d'ailleurs, qu'elle continuait de prendre pour un cours, pour une direction de conscience, et o� elle continuait de faire rire son th�rapeute avec entrain mais pas toujours. Elle tentait d'�tablir des catalogues : le normal, l'anormal, l'entre les deux. En ce qui la concernait, elle se serait volontiers content�e de l'entre les deux, tant l'id�e de sa propre "anormalit�" l'obs�dait. Le fait de proclamer qu'elle �tait n�e le lendemain du jour de l'assassinat de Kennedy (le lendemain, pas le jour) r�sumait, � la fois le d�calage, le juste � c�t�, qu'elle donnait � voir (qu'en aurait-il �t� si cela avait �t� le jour m�me...) et le cataclysme qu'un tel �v�nement aurait provoqu� chez tous les nouveau-n�s de l'�poque. En m�me temps, elle affirmait son lien avec un personnage consid�rable, qu'elle n'avait manqu� que d'une journ�e, en quelque sorte, m�me si c��tait le jour de sa mort. Tout cela lui donnait, � cause du pr�judice, droit � revenir en cinqui�me semaine. Elle �tait cern�e par les b�b�s : celui qu�elle avait �t� le lendemain de la mort de Kennedy, ceux de ses s�urs cadettes qui lui faisaient honte � elle et son mari, ceux qu�elle avait jalous�s dans les cr�ches o� elle �tait pass�e, celui que son mari refusait de lui faire. Notre histoire ne s�est pas tellement bien termin�e. Je la sentais parfois en proie � un abattement qu�elle masquait derri�re l�autod�rision et les clowneries, petit � petit, elle avait pris conscience de la complexit� de ses rapports avec les b�b�s, peut-�tre ne s�est-elle pas senti le courage pour s�y attaquer. Elle terminait son ann�e de tutorat et on venait de lui signifier d�finitivement qu�elle n��tait pas faite pour le m�tier de pu�ricultrice. Elle avait fini par s�y r�signer, un peu comme la ch�vre de Monsieur Seguin, apr�s avoir longtemps lutt�. J�ai le sentiment d�avoir �t� appel� � la rescousse sur la fin de cette lutte mais de ne pas avoir suffi : elle a arr�t� sa th�rapie en ne revenant pas me voir au rendez-vous que nous avions fix� � la rentr�e. Je ne l�ai pas rappel�e, selon les r�gles habituelles de la pratique. Je viens de la rappeler, juste apr�s avoir �crit ces lignes, quatre mois apr�s. j�ai recherch� son num�ro sur mon Psion et je lui ai t�l�phon� chez elle � l�instant, qui est une � heure ouvrable �. Elle a r�pondu, signe qu�elle ne travaillait pas, je me suis nomm�, elle ne s�est pas particuli�rement �tonn�e de cet appel. Elle m�a racont� d�une voix �gale qu�elle en avait effectivement fini avec les cr�ches de la ville de Paris, qu�elle s��tait inscrite � nouveau � l�ANPE, qu�elle avait particip� aux activit�s de l�association la � t�te de l�emploi � pour prendre des cours d�apparence et de bonne image, je sais que �a existe, j�ai vu �a � la t�l�vision, , je lui ai dit que je trouvais �a dr�le, elle n�a pas compris pourquoi, et encore qu�elle �tait occup�e deux jours par semaine � je ne sais plus quel stage, que dans sa vie personnelle les choses n�avaient pas beaucoup avanc�. Elle trouvait toujours que son mari n��tait pas assez battant, et que leur � projet � commun �tait toujours en plan. Elle m�a remerci� de mon appel. Elle reprendra peut-�tre rendez-vous. En raccrochant, je me suis senti plus l�ger. posted by grossmann | 6/06/2002 mardi blogger est un imbecile : il date les blogs selon le fuseau horaire am�ricain. Or il est exactement 04 h 30 du matin au moment ou je frappe ces lignes... O insomnie... posted by grossmann | 6/04/2002 lundi Suite de l'histoire de Magali (je me rends compte que si vous ne lisez pas ce qui est publi� ici r�guli�rement, vous lisez � l'envers : je veux dire, vous lisez la fin avant le d�but. Pas moyen de faire autrement.Tant pis, soyez r�guliers !) Pendant les vacances scolaires, Magali inversait en quelques jours son rythme de vie. G�n�ralement, elle laissait passer une ou deux nuits blanches et parvenait sans trop de mal � dormir � l�endroit, comme disaient les filles, press�es de profiter � plein de sa pr�sence. Cette ann�e-l�, Magali fit de longues promenades dans la campagne avec les quatre enfants. On cueillit des fleurs, on fit des tresses et des bouquets des champs qui orn�rent vite la maison. Les filles aux cheveux emm�l�s de couronnes de marguerites et de myosotis se disputaient un petit prince, tout petit, et pas toujours charmant. On fit s�envoler les graines de pissenlit, pour imiter le dictionnaire. Magali leur montra des oiseaux nicher, des terriers de lapins et des traces de gros gibier. Les enfants parlaient du loup et de la ch�vre de monsieur Seguin. Les collines embaumaient. Jenny et Philippe les accompagn�rent parfois, mais la plupart du temps ils pr�f�raient se proposer pour les courses au supermarch� ou pour une quelconque activit� domestique qui n�int�ressait pas les enfants : comme tous les amoureux, ils continuaient de se vouloir seuls au monde. Mais ils ne l'�taient pas. K�vin, le petit prince, n'avait pas tout � fait oubli� sa petite plan�te d'avant. Magali lui avait dessin� des moutons, des biches, des ours, des rivi�res, des montagnes et des fleurs, lui avait racont�, � lui, � sa s�ur et aux filles, mille histoires avant de s'endormir qui se terminaient toutes bien, il voulait quand m�me sa maman aupr�s de lui le soir au lit. Il se r�veillait parfois en pleurant. Julie, sa s�ur, un peu plus grande, parlait de son papa qui �tait rest� � son travail � Limeil-Br�vannes et de ses oncles, tantes et cousines qui habitaient toutes Villeneuve-Saint-Georges. Pour les filles, qui n'avaient pas, � cette �poque, d�pass� Perpignan, le nom de Villeneuve-Saint- Gorges sonnait comme une m�tropole pleine de lumi�re, de bruit, de fureur, de princesses en robes roses et � lunettes de soleil et de princes au menton carr� en pulls � col roul� chics. On ne peut pas dire que Magali vit les choses venir, mais elle ne put nier, apr�s coup, qu'une malaise, comme une lourdeur de l'air, une g�ne, avait commenc� de s'insinuer. Elle n'avait d'abord pas voulu se l'avouer, fid�le � son �thique de l'hospitalit� et � l'id�e que si on arrivait � en parler, les choses s'arrangeraient, qu'il fallait laisser du temps, qu'elle n'avait pas affaire � des imb�ciles ou des m�chants, qu'ils allaient se rendre compte et rectifier le tir. Mais � la reprise de l'�cole, au retour des jours ordinaires, il devint �vident que les petits allaient mal sans que Jenny semble m�me s'en apercevoir. K�vin ne dormait plus la nuit, Magali le retrouvait au matin dans le lit de sa m�re, il rechignait pour aller � l'�cole. Les filles se chamaillaient plus souvent qu'avant. Mais surtout Jenny et Philippe continuaient � faire comme si rien n'�tait. Ils s'absentaient toujours, rentraient tard, se levaient � pas d'heure. Ils fuyaient les discussions. Magali dut se rendre � l'�vidence : c'�tait comme s' ils lui avaient confi� les enfants et s'�taient, en plus, confi�s eux m�mes � une maman permissive. Officiellement, ils cherchaient du travail. A ses questions sur le sujet, les r�ponses �taient dilatoires et Magali n'osait pas insister de peur de les blesser. Elle devint plus irritable. Eux aussi. La lourdeur s'�paissit. Ils en vinrent � s'�viter mutuellement. Les enfants demandaient beaucoup � Magali qui, tenant avant tout � ce qu'ils ne fassent pas les frais de la situation, leur donnait la tendresse dont ils avaient besoin, elle en avait � revendre, mais en m�me temps se rendait compte qu'elle n'�tait pas la bonne personne, qu'elle culpabilisait Jenny sans le vouloir, et parfois, exc�d�e par la passivit� qui lui �tait oppos�e, en le voulant. Elle supposait que Jenny souffrait des reproches forc�ment muets que lui adressaient ses enfants, et qu'en m�me temps elle ne voulait rien c�der sur sa vie avec Philippe. Elle la sentait d�chir�e. Le plus dur, pour Magali, �tait, et elle s'en rendait compte en l'�voquant, qu'elles n'avaient r�ussi � aucun moment � recr�er la complicit� qui les avait r�unies dans ce train qui filait vers Nantes. Elle ne l'avait pas oubli�, elle, cette complicit�. Mais Jenny ? Rien ne le laissait croire. En avait-elle honte ? Est-ce que cela tenait � la pr�sence de Philippe qu'elle appr�ciait sinc�rement et � qui, pour le moins, elle n�avait pas grand chose � reprocher, mais dont elles n'avaient jamais pu parler ? Magali se demanda si elle lui en avait voulu sans vraiment se l�avouer, elle se culpabilisait, elle aussi. Jenny restait but�e dans un silence qui s'amplifiait. Philippe �tait mal � l'aise, parfois il demandait � Laurette ce qui se passait. Elle le rassurait. C'�tait un peu un comble. On �tait entr� dans un cercle vicieux qu'il fallait rompre de toute urgence. posted by grossmann | 6/03/2002 Alors, l�, j'en suis encore abassourdi ! cliquez un peu ici, pour voir, euh pour entendre... posted by grossmann | 6/03/2002 Je continue de m'interroger sur ce qui pousse � �crire. Et je ne peux le faire que par l'�criture. En 1969, Georges Perec entreprit un immense projet, qu�il abandonna en 1975, et dont le titre fut d�abord � Soli loci � puis � Lieux �. Il avait choisi douze lieux dans Paris. J�en emprunte la liste � R�gine Robin dans � Georges Perec Paris nostalgie� : L��le Saint Louis (qui est li�e � sa vie sentimentale), Le passage Choiseul (le fameux Paris des passages d�Aragon, de Walter Benjamin), la place d�Italie (ou il a �crit � Les errants �, la rue Vilin (la rue de son enfance jusqu�� la guerre), la rue de la ga�t� (li�e � son ami Jacques Lederer), la rue de l�Assomption (le domicile de sa famille d�adoption), le carrefour Mabillon (li� � sa rencontre avec son �pouse), la place de la Contrescarpe (qu�il a fr�quent� dans sa jeunesse avec ses amis tunisiens), la place Jussieu (proche de la rue de Quatrefages o� il a habit�), la rue Saint Honor� ( o� il a habit� � deux �poques diff�rentes), l�avenue Junot (o� vivaient les Chavranski depuis 1945), le rond point des Champs Elys�es et la station de m�tro Franklin Roosevelt (le lieu de sa fugue). Il parle de son projet dans � Esp�ces d�espaces � : � En 1969 j�ai choisi dans Paris, douze lieux (des rues, des places, des carrefours, un passage), ou bien dans lesquels j�avais v�cu, ou bien auxquels me rattachaient des souvenirs particuliers. J�ai entrepris de faire, chaque mois la description de deux de ces lieux. L�une de ces descriptions se fait sur le lieu m�me et se veut la plus neutre possible [�]. L�autre description se fait dans un endroit diff�rent du lieu : je m�efforce alors de d�crire le lieu de m�moire et d��voquer � son propos tous les souvenirs qui me viennent [�]. Lorsque ces description sont termin�e, je les glisse dans une enveloppe que je scelle � la cire� �.> Il doit recommencer ces descriptions pendant douze ans selon un algorithme, un � bicarr� latin orthogonal d�ordre 12 � assurant un � al�atoire d�termin� � au bout de ces douze ans, il ouvrira les enveloppes : � Je saurais alors si elle [cette exp�rience] en valait la peine : ce que j�en attends, en effet, n�est rien d�autre que la trace d�un triple vieillissement : celui des lieux eux-m�mes, celui de mes souvenirs, celui de mon �criture. � . C�est une mani�re de quadriller sa vie qui rappelle singuli�rement celle qui va occuper pendant cinquante ans celle de Bartlebooth dans � La vie mode d�emploi �. Le projet a donc �t� abandonn�, comme on le sait mais il en rest� quelques �bauches, un sur la Place Saint Sulpice, et un sur la rue Vilin dans le vingti�me. Si vous cliquez l�, vous tomberez sur ce tr�s joli site et ce tr�s beau travail sur la fameuse "tentative d'�puisement d'un lieu parisien", �crite par GP vers le milieu des ann�es soixante-dix. Bonne promenade et � bient� posted by grossmann | 6/03/2002 |
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