je pense à
la nostalgie, celle qui ne sera jamais plus ce qu'elle était. Elle m'assaille par vagues de plus en plus serrées, à cette heure, ce jour, cette semaine, ce mois qui filent à la vitesse d'un paysage à la fenêtre d'un wagon de chemin de fer. C'est comme un flot, une marée montante, un cheval au galop. Aujourd'hui, nous nous étions assis avec Nathan, comme nous le faisons presque tous les mercredis, depuis qu'il est assez grand pour boire du café, à la terrasse du Rostand, qui lui non plus n'est plus ce qu'il était (par exemple dans le film de Jean Eustache, la "Maman et la Putain"), Les banquettes en moleskine verte ont été remplacées par du mobilier en osier et la terrasse n'est plus fermée par un aquarium, les tables sont plus serrées. Il n'y a plus de vieux garçons en gilets mais des jeunes (et aussi de jeunes demoiselles) en jean et veste noires. Le Rostand était un café sans style, mais chaleureux. Maintenant il a du style, un mixed de colonial et de chalet suisse, et un peu de chaleur en moins. Quoiqu'il en soit, le Rostand possède un grand mérite : il existe encore. (imaginez que nous nous soyons donné rendez-vous à la Bûcherie, par exemple.) Nathan m'a rappelé un souvenir de son enfance : chaque mercredi je lui achetait "Mickey magazine". Je ne m'en souvenais plus. J'ai fouillé dans ma mémoire, en vain. C'était comme un champ de ruines. Je voulais retrouver une image du petit garçon d'alors que je tenais par la main. J'ai fini, à force de me concentrer pendant qu'il commentait nonchalamment la beauté des filles qui passaient devant nous, à en inventer une, qui se distingue des vraies par son manque absolu de relief : la maison de la presse de la rue Feray à Corbeil Essonne, quand il avait huit ou neuf ans, après le conservatoire. Mais nous n'allions pas acheter "Mickey Magazine" après le conservatoire, parce qu'il était trop tard, c'était fermé, nous nous hâtions de rejoindre Jérémie, son grand frère, affalé devant la télé et le début du journal de treize heures et qui nous attendait pour déjeuner. On voudrait pouvoir se souvenir de chaque minute où l'on tenait les petits garçons par la main, on croit les tenir, ces minutes, mais elle sont du sable qui coule dès que la main se referme. Je me souviens en revanche, que pendant tout un temps, quand il avait huit ou neuf ans, nous allions nous promener au musée du Louvre. C'était sa période "oeuvres d'art", il prononçait le mot avec délectation comme le prototype d'un mot d'adulte, comme celui d'une langue qu'il ne possédait pas encore tout à fait. A l'époque on pouvait encore se garer devant l'Académie Française, mais les places étaient rares. Avec un peu de ruse et persévérance on pouvait s'y glisser. Nous empruntions alors la passerelle du pont de Arts main dans la main, nous arrêtions devant les bateleurs et nous entrions la cour carrée qui est la plus belle cour du monde (en hiver, à la nuit tôt tombée, l'éclairage la transforme en château de contes de fées.) Nous nous attendions à voir surgir des traines-rapières du temps de louis XIII enveloppés dans de grands manteaux ou des ministres à fraise conspirateurs. Nous allions nous ébahir devant l'immensité des noces de Cana et je l'emmenais à chaque fois revoir mon tableau préféré, la "Diseuse de bonne aventure" du Caravage (il se demandait bien ce que je lui trouvais, c'est encore un mystère pour lui aujourd'hui.) Ensuite nous allions acheter un petit souvenir, le plus souvent une carte postale (le maître d'école de Van Oestade, par exemple) dans les nouvelles galeries souterraines de Peï. J'avais moi-même pour souvenirs enfantins du Louvre ceux d'un bâtiment noir et froid, souvent désert, mais infiniment attirant et mystérieux. J'avais rêvé de m'y perdre et d'y rencontrer Belphégor (pas celle , nullissime, de Sophie Marceau mais la vraie, celle de Juliette Gréco qui avait en son temps scotché la France entière devant sa télé en noir et blanc.) Les nouvelles salles des antiquités égyptiennes, mises en scène, théâtralisées, ont perdu leur poussière, leur désordre, et les menaces tapies au fond des tombeaux ne font plus frissonner. Côté peinture, les Rubens qui m’affolaient à dix ans, comme les grosses glaces à la crème, sont encore mieux en chair dans la salle Médicis que dans celle des Etats.