Tentative d'épuisement d'un week-end, 8
[ 9 Dimanche. Mal à me lever. Réveillé par plusieurs CT de L. grasse mat au lit en lisant Marie Claire et recettes de cuisine. Salade de nouille de riz aux crevettes et sauce au gingembre. pour 4 p. 250 g de nouilles chinoises larges. 400g de crevettes roses. ½ botte de Pak Choï . 1 citron vert. 1 cuillère à café de gingembre moulu. 1 cuillère à soupe de sucre. 1 cuillère et ½ de vinaigre de framboise. 5 cuillères à soupe d'huile d'arachide. 1 et ½ d'huile de sésame. Sel. Prélevez le zeste du citron. Faire bouillir 2 mn. Refroidir. Hacher. Dans un bol sucre et sel dans vinaigre, ajouter gingembre et zest de citron, l'huile d'arachide et l'huile de sésame et du poivre. Décongeler les crevettes les faire macérer avec la moitié de la sauce. Découper le Pak Choï en tronçons et le vert en lanières. Le faire bouillir5 mn dans de l'eau salée plus deux c.a.s. d'huile d'A. faire les nouilles. Egouttez, rincez, mélangez le tout avec le reste de la sauce. Servir 15 mn après. C'est un plat tiède. Faire 1 peu + de sauce. Retrouvé Franklin au Pho 14 après marché à Mouffetard. Ne peux résister à l'Arbre à lettres. Achète trois livres : 1 sur la peinture, 1 sur Heidegger et Primo Lévi qui commence par : je déteste Heidegger, et le dernier Tabucchi]
Un livre qui commence par ces mots "je déteste Heidegger" ne peut qu'attirer mon attention. C'est un livre de (j'allais écrire "d'un certain", mais depuis, j'ai lu le livre, (je sais, je ne respecte pas la contrainte, tant pis) je crains que cela ne soit par trop condescendant de ma part) "de" Max Dorra, donc, qui porte un nom de camp de concentration ; le titre exact en est : " Heidegger, Primo Lévi, et le séquoia". C'est vraiment un excellent livre, stimulant, réjouissant, intelligent. Alors, Heidegger ? On le déteste ou on ne le déteste pas ? On sépare l'homme de l'œuvre ou on ne le sépare pas? On jette le bébé avec l'eau du bain ou on ne le jette pas ? Je sais qu'il faut détester Heidegger, et je le déteste bien poliment, bien sagement, comme tout le monde, pour son engagement prouvé archi-prouvé dans le nazisme, pour la trahison innommable de son maître Husserl, etc. Facile. Mais la lecture du livre de Max Dorra ne m'a pas ôté cette gêne qui se saisit de moi à chaque fois qu'il faut détester Heidegger : car il serait l'exemple même de la faillite humaine. Facile, encore. Comment peut-on détester ce qui est à la fois la preuve du plus évident génie (pas que je comprenne grand chose à "Heidegger dans le texte", je me mélange toujours dans les "être-là", les "être pour-soi", les être-en soi", les "être -pour-le- monde" et tous ces "être pour l'autre" dont, pour n'être pas philosophe, il me manque la définition, mais je crois ses éminents commentateurs sur parole, et Emmanuel Levinas en premier) et la preuve de la plus grande lâcheté, au moins, si pas pire. Il y aurait donc un côté proprement monstrueux chez Heidegger : comme une bande de Moebius sur laquelle on avance toujours croyant cheminer sur les sommets de la philosophie la plus élevée et s'apercevant soudain qu'on ne fait que patauger dans la merde. Le pire c'est que Heidegger, je veux dire l'homme, le vrai, pas celui des livres, je veux dire celui en chair et en os, il n'a jamais cherché à nous gruger, à nous en faire voir. Il ne s'est jamais même excusé, il n'a jamais tenté de se disculper. Il a toujours pensé, le salaud, que sa philosophie était en parfait accord (Muss Es Sein…) avec sa vie, avec les actes même de sa vie ! Le salaud, je dis ça parce que ça nous fait douter de l'intelligence, de la bonté et même de la Poésie ! Bref, j'écris ces lignes : "un livre qui commence par "je déteste Heidegger" ne peut qu'attirer mon attention" non pas pour souligner mon accord avec la proposition (vous en voyez, vous, des livres, aujourd'hui qui commenceraient par "j'adore Heidegger" ou par "je sais qu'Heidegger a été nazi, mais" ça attirerait sacrément l'attention !) mais au contraire pour souligner tout ce que je trouve de "facile" dans la formule, pute, même, un peu. Heureusement, la première phrase est sauvée par tout le reste du livre, et Primo Levi, ouf ! (en écrivant ces lignes, et pensant à Primo Levi, je ne sais plus si vous avez déjà lu le fragment ou il est question de "l'équilibre du monde", de Rohinton Mistry (oui, vous l'avez déjà lu, du moins si vous lisez les fragments les uns après les autres) eh bien, je veux juste écrire ici qu'il y a un autre roman que je tiens pour un chef d'œuvre absolu, qui est de "l'ordre", comme on dit, de "l'équilibre du monde", c'est "Maintenant ou jamais", de Primo Levi, qui n'est pas son livre le plus connu, qui est son seul roman, je crois, et qui raconte la fuite éperdue d'un petit groupe de juifs polonais et russes, que rien ne destinait à vivre ensemble, à travers toute l'Europe de la seconde guerre mondiale, dont un des personnages s'appelait "Guedal", diminutif de "Guedalia", qui était le prénom de mon arrière grand père et ce n'est pas pour cela que le livre est un chef d'œuvre.) Mais revenons à mon réveil, en ce dimanche matin où je ne suis donc plus de garde à Longjumeau. C'est la douce voix de ma douce copine qui me réveille une première fois. Nous échangeons de douces mignardises, et… je me rendors. A Longjumeau, on ne se passe pas "physiquement" le relais, comme c'est partout ailleurs la tradition, d'autant que pas mal de "gardistes" prennent leurs gardes chez eux (ils habitent dans le coin), ce qui est le cas ce matin. Je peux donc "garder" le lit, à tous les sens qu'il vous plaira. Je décide de faire la grasse matinée. Voluptueusement. Mais comme je ne suis plus à l'âge on les matinées se graissent facilement et que ma copine me rappelle pour d'autres mignardises téléphoniques, je goûte à la volupté d'une grasse matinée réveillé, au lit, en lisant et en écoutant la radio. Et ce n'est pas, vous vous en doutez, Heidegger que je lis en cette dite grasse et sainte matinée, c'est le journal "Marie Claire" qui traînait par-là et n'était probablement pas celui du mois. Je le lis de la première page à la dernière, comme je le fais avec tous les journaux dits "féminins" qui me tombent sous la main. (mon préféré, c'est "Elle", parfois je l'achète, "neuf", chez le marchand de journaux avec un peu de la honte que doivent éprouver les acheteurs de revues pornos) Ca prend du temps. Je recopie une recette de cuisine chinoise sur mon Psion. Je fais collection des recettes de cuisine, j'en ai plus d'une centaine, au cas où. Mais je ne m'en sers presque jamais, sauf pour faire de la blanquette de veau ou les petits oignons marinés de Franklin, le reste on verra plus tard, à la retraite. J'aime lire les recettes de cuisine, les relire. Lire une recette de cuisine me suffit presque. C'est comme si j'avais mangé le plat. C'est dire , au moins, si j'aime la lecture, sinon la cuisine… Vers onze heures je laisse le luxueux CMP de Longjumeau à ses silences de fins de semaine et, par l'autoroute déserte du dimanche matin je file d'une traite à Mouffetard. Je trouve, comme d'habitude, une place dans la coquette rue Lagarde pour garer ma voiture, achète les journaux ( l'Equipe et le Journal du Dimanche réunis) chez le marchand de journaux qui se situe à gauche en montant vers la Contrescarpe, après la rue de l'arbalète, en face du torréfacteur Marc et je vais les lire devant un café-tartine dans l'arrière-salle de café "le Verre à Pied", un peu plus bas. C'est le PC des écolo-bobos-branchés du quartier et le café préféré de mon fils Nathan qui est tombé amoureux de son poêle Godin encore en service, de son beau vrai Zinc comme on n'en trouve plus, de ses poivrots pour touristes new-yorkais accoudés au-dit Zinc et des tables en bois sombre aux plaques d'étains vissés (table des "dinosaures", table des "Zigotos", etc.) qui datent au moins du temps de Verlaine et de Rimbaud. Mais je ne verrai Nathan que dans l'après midi : il fait encore la grasse, lui. Depuis deux ou trois ans, depuis que j'habite à vingt mètres de Paris, je me suis mis à fréquenter à nouveau ce quartier de mon enfance. J'y suis pratiquement tous les samedis ou dimanches matins quand je ne suis pas de garde. D'un coup de voiture, en cinq minutes, je viens faire mon marché. Malgré toutes les années, et toutes les transformations, je m'y sens encore chez moi. Je devrais écrire plutôt : je veux m'y sentir encore chez moi. La maison où vivent encore mes parents est à quelques tirées d'aile : passer sous le porche des immeubles modernes qui conduit à la rue Pierre Brossolette dans le prolongement de la rue de l'Epée de Bois, tourner au coin de l'extension 1930 de normale sup' (qui contient encore le petit théâtre ou nous avions joué "les mille et une nuits" il y a vingt cinq ans), traverser la rue d'Ulm, enfiler la rue Thullier ( ou mon père avait son garagiste), traverser la rue Gay-Lussac, continuer par la rue des ursulines, déboucher rue Saint Jacques en face de l'institut national des jeunes sourds (fondé par l'abbé de l'Epée et où officia le grand Itard, celui précisément qu'interprète lui-même François Truffaut dans "l'Enfant Sauvage"), y marcher vingt mètres, traverser encore, prendre la rue de l'Abbé de l'Epée, longer le mur de l'institut qui porte depuis toujours un "DEFENSE D'AFFICHER", LOI DU 21 JUILLET 1889" qui le préserve depuis toujours de la colle et du papier, dont j'aime la rugosité sous ma paume qui l'effleure, même encore maintenant que je ne cours plus parce que je ne suis plus en retard à l'école, traverser la rue Henri Barbusse, et, enfin, prendre pied sur le boulevard Saint Michel. Dix minutes en tout, à peine. Pour un peu, je dirai que le quartier est "trop bien" préservé. La "forme d'une ville change bien plus vite, hélas, que le cœur des humains" (c'est moi qui rajoute le mot "bien" (pas le mot "hélas") au titre du recueil de poèmes de Jacques Roubaud) : Le luxe tapageur se cache mal sous cette tentative conservatrice et trop superficielle (de surface). Depuis longtemps le quartier Mouffetard n'est plus un quartier populaire. Il triche, honteusement. Mais la rue Mouffetard où je marche est celle ou "marche" mon cœur depuis quarante-cinq ans. J'espère seulement que mon cœur, lui, n'a pas encore changé tant que ça. Je me laisse donc volontiers berner par tous ces mensonges en descendant la rue au milieu de la foule et des étals des marchands qui vendent des primeurs de luxes hélant le chaland comme il y a trente ans et qui sont tous des descendants du petit Bachir de la "sorcière du placard à balai". En bas de la descente, c'est le Square Saint Médard, avec la magnifique église Saint Médard d'ou s'écoule la sortie de la messe qui va encore grossir la foule et où l'animation est à son comble à cette heure somme toute tardive (ce ne sont pas les bobos-branchés qui vont se lever à huit heures le dimanche pour faire leur marché, c'est le marché qui s'est adapté aux bobos-branchés : à midi, on est encore loin de fermer boutique) Il y a un vrai faux chanteur de rues qui distribue les partitions de "Nini peau de chien" ou des "Escaliers de la butte" aux touristes australiens, belges et bellifontains. La terrasse de "La Bourgogne", chauffée par ces grands radiateurs à gaz en forme de champignons qui ont poussé comme des champignons aux terrasses des cafés branchés et qui font perdre tout sens à la notion – toute saisonnière - de terrasse de café (mais l'appât du gain conjugué au désir forcené de faire "parisien" des avides cafetiers a tout fichu par terre), est pleine à craquer de "bruncheurs" de tous âges. Un peu plus loin, à la jonction de la rue de Bazeilles et de l'avenue des Gobelins, un bassin rond, avec jet d'eau au milieu, véritable aberration urbanistique (imaginez l'installation d'un "cours des halles"au milieu du parc Monceau) a récemment été mis en place par le maire de l'arrondissement pour faire joli et gagner des voix ce qui ne l'a pas empêcher de perdre la mairie de Paris (il y a tout de même une justice). C'est là que s'abouche la petite et charmante rue Edouard Quenu qui abrite l'une des seules librairies de Paris ouverte le dimanche matin, j'ai nommé (je vais seulement nommer d'ailleurs, je m'apprête à nommer, je me demande pourquoi on dit ainsi) : "L'arbre à Lettres". Il est du dernier chic d'y pénétrer avec son cabas d'où dépassent les poireaux. Ce que je fais d'ailleurs sans honte aucune. Ici, une incise obligatoire : la liste de mes librairies préférées de Paris, que je vais bientôt dresser dans un prochain fragment, est comparable, en tout point, à la liste des immortels de l'Académie Française ou celle de l'Oulipo : Quand on fait partie de la liste de mes librairies préférées de Paris, c'est pour l'éternité, in secula seculorum. Même si la librairie a disparu, a été remplacée par un magasin de fringues ou un Mac Do' ou même si restée une librairie elle s'est retrouvée aux mains d'un commerçant inculte qui a cru bon de remplacer le fond de philosophie par la collection "Soignez-vous même votre dos" et un stock de posters ou de cartes postales. Disparu, on est juste "excusé" quand on fait l'appel. Je suis le secrétaire perpétuel de ma liste de mes librairies préférées de Paris. Fin de l'incise. Mais "L'arbre à Lettres" n'en est pas encore là. C'est une bonne librairie, au fond copieux, qui sent encore bon le papier et la colle. Nonobstant le caractère complètement snob de la chose ici, dans ce quartier confisqué, il n'est pas du tout aberrant qu'une bonne librairie se retrouve au milieu d'un marché aux légumes. Les livres font partie des choses comestibles. Je serais assez tenté, même, de traiter les librairies comme les épiceries ou les supérettes. Je ne considère pas les librairies comme des endroits "à part", comme des temples de la culture. Une "bonne" librairie n'occupe pas un rang plus élevé dans la hiérarchie qu'un bon boucher, qu'un bon caviste ou qu'une bonne boutique de fringue..., Je dis, Par exemple, en faisant l'inventaire de mes placards : "tiens, je n'ai plus de sel" ou "je manque de riz" ou bien "il faudrait que j'achète une ou deux paires de chaussettes" ; En cherchant parmi les rayons de ma bibliothèque je peux aussi bien dire : "tiens, je manque de Verlaine" ou "je suis en panne de Garcia Marquez" ou "j'achèterais bien un peu de Maurice Leblanc" ou "je me taperais bien un polar". Quand j'ai besoin de café je vais chez l'épicier, quand j'ai besoin de Baudelaire, je vais chez le libraire. Voilà tout. Je ne conçois pas qu'on puisse emprunter un livre pour le lire. De même qu'on ne peut pas emprunter une botte de poireau ou un steak pour les manger, parce qu'on les mange, justement, en vinaigrette, ou au poivre, parce qu'on doit les consommer, les incorporer, et que ce que l'on rendra ce ne seront sûrement ni les poireaux mangés, ni le steak digéré, mais éventuellement d'autres poireaux, ou un autre steak, achetés spécialement pour être rendus, et donc non consommés, de même on ne peut pas emprunter les livres, car ce n'est pas les mêmes livres qu'on rend, jamais. Les livres, ça se consomme, comme les poireaux, comme les steaks. C'est le même mécanisme physiologique. Je sais, il y a un côté cannibale à la chose, c'est comme ça. Bien sûr, j'ai déjà lu des livres empruntés, mais j'ai toujours eu, après les avoir rendus ( il faut toujours, mais toujours, rendre les livres empruntés (ou alors il faut les voler)), comme une impression d'inaccompli. Pour moi, la lecture ne peut s'accomplir, s'achever, qu'avec la certitude que le livre subsistera dans mon univers immédiat. Un livre lu, je m'en suis nourri, il me peut plus me quitter, surtout s'il est "bon", comme les poireaux vinaigrette. C'est pourquoi je pense que les livres ont un vrai prix, qu'il faut les acheter ou bien ne pas les lire. Je me suis toujours méfié des gens qui ont pour habitude de vous emprunter des livres (sauf les êtres chers, mais ce qui est à vous est à eux). Je soupçonne qu'ils n'aiment pas vraiment lire ou qu'ils sont des radins encore plus radins que les autres. De la pire espèce. D'ailleurs ils ne rendent pratiquement jamais les livres, non pas parce qu'ils vous les ont volés, mais parce qu'il n'y attachent tellement pas d'importance qu'ils les perdent ou les jettent en oubliant à qui ils les ont emprunté (comme je l'ai dit, je préfèrerais de loin qu'ils me les volent, malgré le grand délit que cela représente), et en plus ils ne les lisent pas, j'en suis sûr. Et si on ne me rend pas un livre que j'ai prêté malgré ma réticence à la chose, c'est qu'on m'a volé un bout de moi, je le dis tout net. Je peux me fâcher très fort pour un livre pas rendu. Ça n'a rien à voir avec une manie. Et si cela en est une, je la revendique. Il faudra aussi que je m'explique, mais dans un autre fragment, si vous permettez, sur les bibliothèques publiques, celles ou on emprunte des livres, ces maisons de tolérance. Ce n'est pas pareil. Et sur les grandes bibliothèques, ou les "très grandes", ou les "nationales". Ce n'est pas pareil non plus. En attendant, je téléphone à Franklin sur son portable. A midi, un dimanche matin, je sais que je risque de le réveiller (j'admire sa faculté de dormir tard pour un homme de son âge (et du mien)). Il ne dort pas. Il finit juste son petit déjeuner. Nous projetons de nous retrouver à déjeuner au "Pho 14", à Chinatown, dans le treizième, qui est en quelque sorte notre cantine. J'ai le temps de finir mon marché pendant qu'il finit de se préparer. Le "Pho 14" sert la meilleure soupe Pho de Paris (et "même du monde" comme rajoute avec fierté la jolie serveuse qui travaille là avec un entrain toujours égal) depuis le rachat du "Pho pasteur Saïgon" où nous avions eu nos quartiers pendant dix ans (le restaurant a changé de nom, il s'appelle le "Village Saïgon", il s'y sert encore des "Bô Bun" très corrects mais le Pho n'y est plus ce qu'il était). Nous nous retrouvons dans la file d'attente qui s'allonge sur le trottoir.