A midi, en déjeunant au Fuji-Yama, ma cantine japonaise, j'adore déjeuner seul avec un journal (l'équipe le plus souvent, parcouru déjà au petit dej et approfondi au grand) ou un roman, il y a un restaurant japonais à Vigneux, eh oui - Saviez-vous que la plupart des restaurants japonais de Paris et de la banlieue sont tenus par des chinois ? On y parle pas japonais. On y parle mandarin ou moins souvent cantonnais. Mais, n'est-ce pas, nous européens, on ne fait pas la différence. Ces chinois parlent bien mieux français que japonais. Du japonais ils ne connaissent que trois mots qu'ils vous lancent mécaniquement quand vous vous dirigez vers la sortie : "Haï ! Haligato Sayonala", du français guerre plus, en réalité mais ça nous gêne moins, comment dire vu qu'on sait qu'ils sont asiatiques - Donc, en déjeunant à midi et avalant voracement mes sashimis, le degré zéro de la cuisine internationale, j'ai lu "Dickens, barbe à Papa et autres nourritures délectables" de Philippe Delerm. Ca va bien ensemble. Dans le temps du déjeuner. Au milieu d'une journée de travail plutôt chargée. Petit livre de 106 pages et 34 chapitres. Ca c'est de la littérature ! Loin de moi l'idée de critiquer l'auteur de cette suite de la mémorable "première gorgée de sp... bière" que je n'ai jamais lue ; loin de moi l'idée de cracher dans ma soupe mizo ni de passer pour un rabat joie. Je me souviens d'un peintre qui faisait dans le "petit format" : de tous petits tableau abstraits de 10 cm ou 8 cm sur 12 ou 13. En fait, il en faisait un grand, d'environ 1m sur 1m, il le découpait en dix, plutôt au hasard et il encadrait les morceaux de quatre baguettes avant de les exposer et de les vendre, pas trop chers, c'était ça l'intérêt, sorte de production de l'unique à la chaîne. Je ne crois pas qu'il soit devenu célèbre. Il appelait ses petits formats des "peintures de couloir". Des endroits où il fallait avoir le nez dessus. Dans une salle d'apparat on les aurait pris pour un interrupteur ou un bouton de porte. Dans un couloir, en revanche, on aurait dit des Zao Wu Ki... "Dickens, barbe à papa" c'est de la "littérature de déjeuner", si on veut bien me pardonner la hardiesse du parallèle. "De la littérature de déjeuner seul en mangeant des sushis". Comme on peut le voir ici tous les jours, je n'ai rien contre le fragment ni contre le format de poche ni contre le pré-maché (A quand la première gorgée de sp…bière en poche, ah, ah !)et je pratique ici cette forme tous les jours ou presque, mais qu'on ne me dise pas que le sashimi est ou les sushis sont des monuments de gastronomie. Je déjeune japonais par ce que c'est pratique. Je ne sais pas pourquoi je lis "Dickens, barbe à papa". D'ailleurs, je l'avais acheté à AUCHAN au milieu des courses de la semaine. Je l'avais transporté dans mon caddy et il avait passé la caisse au milieu des yaourts et des sachets de truite fumée. Je n'ai pas honte de le dire (en fait si... mais que ça fait du bien !) je peux acheter un livre dans un super marché. Je l'ai déjà fait pour des polars ou des dicos, alors, voyez je ne suis ni raciste ni élitiste. J'ai déjà dit ailleurs que les livres sont des marchandises comme les autres ; d'ailleurs Philippe Delerm le dit aussi : les livres se mangent, se dévorent, Dickens ou barbe à papa, c'est du pareil au même...nourritures délectables, bon. Pas tant que ça. Comme les sushis. Se nourrir, nourriture terrestre, enfin... marine. C'est le premier livre de "littérature" que j'achète à AUCHAN. Il faut un début à tout. A condition de la consommer au déjeuner. Ailleurs, le soir au lit par exemple, ou dans un fauteuil défoncé en cuir, avec verre à whisky sur le bras, ça perdrait tout son charme, c'est le moins qu'on puisse dire. A lire des choses comme "Dickens, barbe à papa" si - comment dit-on ? "aériennes"? "délicates" ? "légères" ? on se met à aimer les gros pavés qui sont capables de tenir les serviettes à eux tout seul sur la plage. On se sent des envies de lourdeur, de pesanteur bien grasse, de flatulences et de briques dans l'estomac, on se sent des désirs de "Misérables", "Quichotte", et autres "Splendeurs et misères des Courtisanes", on se prend des envies de courir à la recherche du temps perdu ou de faire la guerre et la paix. On en vient à regretter les énormes Clancy, ou les feuilletons de science fiction interminables genre P. José Farmer ou Isaac Asimov (le cycle des "fondations, par exemple et pendant que j'y suis). On se dit que le plus dur, ce n'est pas d'écrire (la preuve, juste là, dans ces mots mêmes, misérables, que vous êtes en train de lire) et quitte à choisir la facilité autant faire court, d'accord (pardon.) On se dit finalement que la question n'est finalement pas celle du "format" (voir, par exemple Eri de Luca, ou Rigoni Stern pour ne parler que des italiens) mais celle de la capacité à raconter des histoires. Faire de la fiction. Donner vie à des personnages, des lieux, inventer un espace où le lecteur va plonger, naviguer, se laisser porter au gré des vents, des courants, de l'espace. Philippe Delerm ne raconte pas d'histoires, il n'a pas le temps. Il ne crée pas non plus d'"atmosphère", Il fait de la littérature à deux dimensions, littéralement plate, de couloir. Il érige l'instantané en méthode de production littéraire à la chaîne. Et de l'instantané au cliché, il n'y a qu'une tête de gondole... Bref, j'ai avalé "Dickens, barbe à papa" comme mes sashimis pas très "sipides", et je suis retourné à l'hôpital avec cette sensation d'incomplétude, d'inachevé, de regret pas vraiment désagréable qu'on éprouve après ce qu'il est coutume d'appeler un "repas léger". Propice au travail et au régime hypocalorique, ou l'inverse...