Je me souviens
de la comète de Halley qui revient tous les soixante quinze ans. La prochaine fois, ce sera en 2061. Je serai mort depuis longtemps. La dernière fois c'était en 1986, et la fois d'avant en 1911. Mon père n'était pas né. Le tour de mon père, de ma mère, de mon frère et mon tour sont déjà passés : mes fils verront son prochain retour, en principe. La comète de Halley revient à peu près une fois dans la vie de chaque homme, parfois deux, avec un peu de chance. Je ne dis pas ça pour parler des comètes, il y en a qui repassent tous les 4057 ans, ni même de la mort, quoi que, mais du temps qui passe. Un jour, par exemple, j'avais neuf ou dix ans et je lisait le journal Pilote à plat ventre sur mon lit. J'étais encore très impressionnable à cette époque. C'était disons au début des années soixante ou à la fin des années cinquante. Je n'ai pas envie de calculer la date précise, mais vous pouvez le faire vous même si ça vous tente, il y a déjà assez de chiffres dans ce texte pour en déduire l'âge du capitaine. Quant à moi, j’avais calculé l’âge que j’aurais au prochain passage de la comète, en 1986 : 37 ans. Un peu jeune pour mourir. Mais en même temps très loin vers la fin des temps. Le journal parlait de collision. Il y avait une illustration montrant la planète terre embrasée par la fameuse chevelure de l’astre tueur. C’était la fin du monde. L’angoisse qui me saisit m’empêcha d’aller jusqu’au bout de l’article. Je n’y lu donc pas qu’il était très improbable que la comète touche la planète de plein fouet et qu’elle passerait suffisamment au large pour éviter toute catastrophe. Je refermai l’illustré et le rangeai dans un coin. Je n’ai plus osé le relire jusqu’au bout. Je restai persuadé que la fin du monde aurait lieu pour mes 37 ans. Les jours qui suivirent, et même peut-être les semaines, en y repensant la nuit dans mon lit, empêché que j’étais de dormir par la connaissance de la date exacte de ma mort, je me demandais pourquoi un tel évènement n’était annoncé que dans un journal pour enfants et pourquoi les adultes continuaient à vaquer à leurs occupations comme si de rien n’était, sans penser une seconde que c’était justement parce qu’il n’allait très certainement pas se produire. Au contraire, je pensais que, comme c’était loin dans le temps, ils savaient gérer leurs angoisses. Capables d’évaluer le temps qui passe, de ne pas se laisser déborder et de gérer chaque problème un par un, les adultes devaient penser dans leur grande sagesse que ce souci viendrait bien à temps et qu’il pouvait être reporté à plus tard, puisqu’on n’y pouvait rien. Les adultes, à l’âge si lointain, si proches donc de leur mort qu’ils étaient, s’étaient habitués à l’idée de la fin du monde et l’acceptaient comme ils acceptaient l’idée de mourir, sans même en parler aux enfants pour ne pas les effrayer. C’était même devenu une sorte de tabou, de chose dont on ne parlait pas, comme la sexualité ou les questions d’argent. Mais moi, je le savais. Si je l’avais appris, même dans un illustré pour enfants, c’était donc comme par effraction, comme si j’avais goûté au fruit de l’arbre de la connaissance. De manière tout à fait irrationnelle, avec cette logique défaillante propre aux rêves ou aux angoisses, j’endossais la faute de savoir et n’imaginai même pas m’être tout simplement trompé. Quoiqu’il en soit et malgré ma terreur je n’ai jamais osé abordé le sujet avec mes parents ni avec personne, pas même mon frère (je me souviens pourtant lui avoir appris non sans plaisir l’inexistence du père Noël) me raccrochant peut être au fol mais inutile espoir de survie que ma lecture incomplète me laissait encore. Quand le pessimisme et la certitude de la catastrophe ne m’étreignaient pas j’essayais d’imaginer le lointain futur de mes trente sept ans. Il me restait une petite vingtaine d’années à vivre, deux fois plus que je n’en avais déjà vécu. Une éternité, en fait. Chez les enfants la pensée de la mort est ainsi toujours tempérée par la difficulté à évaluer le temps qui passe. La vie est une sorte d’ennui. C’était déjà si difficile de concevoir vingt ans. Alors quarante ou soixante… Le monde ne connaîtrait donc pas l’an 2000, bon on verra plus tard. Mes soucis quotidiens reprirent le dessus et je ne pensais presque plus à la fin du monde : j’avais fait comme les adultes, je m’y étais habitué au point de m’en accommoder. C’est alors que j’osai reprendre l’illustré et lire l’article sur la comète de Halley jusqu’au bout…