Psychiatrie humanitaire (sic), 3
On est toujours un peu le spectateur de sa propre vie. A certains moments plus qu'à d'autres. Je pense, par exemple, à l'émerveillement d'un Nicolas Bouvier à la fin de "L'usage du Monde". La scène qui suit, qui s'est pourtant vraiment passée, me revient toujours, comme un rêve un peu étrange. C'était Dimanche midi, sur le chemin qui mène à Brasov, nous avions arrêté la Dacia de location (mais n'était-ce pas simplement une bonne vielle R12 Renault ?) devant une minuscule église à cinq bulbes seule en pleine campagne, au milieu de prés fleuris entourés de barrières en bois. Des collines s'élevaient petit à petit jusqu'aux Carpates qu'on commençait à distinguer dans le lointain. Nous étions à peine à deux heure de voiture de la grande ville. Nous avions faussé compagnie au congrès. Nous nous étions extirpés des salles gigantesques du Palais du Parlement où se tenait depuis trois jours la litanie des justifications ou des autocritiques des gardes fous de l'ancien régime doublée des insupportables leçons de leurs confrères occidentaux. Nous étions là, loin des rumeurs de la révolution urbaine, dans cette église posée dans le bruissement de la campagne immémoriale. Pas une chaise, pas un prie-dieu. Tout était vide et sombre. Dans la petite nef où à peine plus de trente paroissiens auraient pu s'entasser debout, la lumière déjà vacillante de quelques chandelles, issue de lourdes coupes pendues au plafond par des chaînes, ne parvenait pas à éclairer des murs que nous devinions entièrement couverts de fresques rouges et dorées. C'est en sortant à l'air libre, de l'autre côté, que nous découvrîmes que nous n'étions pas seuls. A la fin de la messe, le pope avait accompagné à la sortie ses quelques ouailles, des petites vieilles en foulards. Elles s'éloignaient maintenant sur un chemin, à travers champs, vers un village que nous ne voyions pas. Elles lui avaient laissé en offrande, à la mode orthodoxe, de quoi faire un frugal déjeuner : boulettes de viandes et quignons de pain enveloppés dans des mouchoirs. Il revenait vers son église avec son paquet quand il nous vit sortir. Il marqua un temps d'arrêt, nous prenant peut-être pour des voleurs, puis avança vers nous d'un pas résolu, dans l'idée de nous chasser. C'était un géant et sa taille, encore augmentée par sa toque noire, le faisait paraître une sorte d’archange. Comprenant que nous étions des étrangers inoffensifs, il ralentit le pas. Sa jeunesse alors nous frappa, vingt cinq ans peut-être, le visage d'un ovale parfait, les cheveux et la barbe incroyablement longs, le regard fiévreux, comme en transes. Il ne comprenait pas un mot d'anglais et ne pu répondre à nos politesses. Il ne savait plus que faire comme un animal traqué : avancer, reculer, faire demi tour. Puis, il eut une inspiration soudaine. Il avança vers nous, nous bénit résolument et, dans le même geste, nous fit à son tour l'offrande de tout son déjeuner avant de se retourner, défait de toute attache charnelle, presque en courant, nous laissant sans voix, incapables même de le remercier, affamé, dénué de tout, image même de la charité, écartant les bras et se battant les flancs comme dans un geste d'impuissance. Il s'enfuit sans se retourner par le chemin des vieilles pour se perdre petit à petit dans le paysage. Nous regagnâmes la voiture pour partager les boulettes qui ne firent pas un déjeuner, loin de là. Je me souviens de leur goût délicieux. Deux heures plus tard, sous les rayons dorés d’un soleil déjà oblique, dans la rue de la République, bordée de belles maison baroques aux façades ocres, à Brasov, nous remontions, l’estomac creux, vers la place des Conseillers en fendant la foule et les garçons et les filles bras dessus bras dessous, reluquant nos vêtement d’occidentaux, images d’une paisible vie de province.
On est toujours un peu le spectateur de sa propre vie. A certains moments plus qu'à d'autres. Je pense, par exemple, à l'émerveillement d'un Nicolas Bouvier à la fin de "L'usage du Monde". La scène qui suit, qui s'est pourtant vraiment passée, me revient toujours, comme un rêve un peu étrange. C'était Dimanche midi, sur le chemin qui mène à Brasov, nous avions arrêté la Dacia de location (mais n'était-ce pas simplement une bonne vielle R12 Renault ?) devant une minuscule église à cinq bulbes seule en pleine campagne, au milieu de prés fleuris entourés de barrières en bois. Des collines s'élevaient petit à petit jusqu'aux Carpates qu'on commençait à distinguer dans le lointain. Nous étions à peine à deux heure de voiture de la grande ville. Nous avions faussé compagnie au congrès. Nous nous étions extirpés des salles gigantesques du Palais du Parlement où se tenait depuis trois jours la litanie des justifications ou des autocritiques des gardes fous de l'ancien régime doublée des insupportables leçons de leurs confrères occidentaux. Nous étions là, loin des rumeurs de la révolution urbaine, dans cette église posée dans le bruissement de la campagne immémoriale. Pas une chaise, pas un prie-dieu. Tout était vide et sombre. Dans la petite nef où à peine plus de trente paroissiens auraient pu s'entasser debout, la lumière déjà vacillante de quelques chandelles, issue de lourdes coupes pendues au plafond par des chaînes, ne parvenait pas à éclairer des murs que nous devinions entièrement couverts de fresques rouges et dorées. C'est en sortant à l'air libre, de l'autre côté, que nous découvrîmes que nous n'étions pas seuls. A la fin de la messe, le pope avait accompagné à la sortie ses quelques ouailles, des petites vieilles en foulards. Elles s'éloignaient maintenant sur un chemin, à travers champs, vers un village que nous ne voyions pas. Elles lui avaient laissé en offrande, à la mode orthodoxe, de quoi faire un frugal déjeuner : boulettes de viandes et quignons de pain enveloppés dans des mouchoirs. Il revenait vers son église avec son paquet quand il nous vit sortir. Il marqua un temps d'arrêt, nous prenant peut-être pour des voleurs, puis avança vers nous d'un pas résolu, dans l'idée de nous chasser. C'était un géant et sa taille, encore augmentée par sa toque noire, le faisait paraître une sorte d’archange. Comprenant que nous étions des étrangers inoffensifs, il ralentit le pas. Sa jeunesse alors nous frappa, vingt cinq ans peut-être, le visage d'un ovale parfait, les cheveux et la barbe incroyablement longs, le regard fiévreux, comme en transes. Il ne comprenait pas un mot d'anglais et ne pu répondre à nos politesses. Il ne savait plus que faire comme un animal traqué : avancer, reculer, faire demi tour. Puis, il eut une inspiration soudaine. Il avança vers nous, nous bénit résolument et, dans le même geste, nous fit à son tour l'offrande de tout son déjeuner avant de se retourner, défait de toute attache charnelle, presque en courant, nous laissant sans voix, incapables même de le remercier, affamé, dénué de tout, image même de la charité, écartant les bras et se battant les flancs comme dans un geste d'impuissance. Il s'enfuit sans se retourner par le chemin des vieilles pour se perdre petit à petit dans le paysage. Nous regagnâmes la voiture pour partager les boulettes qui ne firent pas un déjeuner, loin de là. Je me souviens de leur goût délicieux. Deux heures plus tard, sous les rayons dorés d’un soleil déjà oblique, dans la rue de la République, bordée de belles maison baroques aux façades ocres, à Brasov, nous remontions, l’estomac creux, vers la place des Conseillers en fendant la foule et les garçons et les filles bras dessus bras dessous, reluquant nos vêtement d’occidentaux, images d’une paisible vie de province.