Sereine jeunesse, 7
Rien n’a été filmé de la fin du voyage faute de pellicule. Le retour se fit en deux sauts de puces par l’Allemagne de l’Est. Puisqu’elle n’a pas été filmée, on ne voit pas la ville de Dresde sur la vidéo perdue, on ne voit pas le dôme en ruine de la cathédrale longtemps conservé comme le rappel permanent du terrible châtiment infligé par les alliés au pays qui se croyait encore le maître du monde. La visite de la ville commençait et se terminait là. Je n’ai pour souvenir de la ville de Dresde que la sinistre majesté de cette ruine (tu n’as rien vu à Hiroshima…). Tout le reste, l’ancienne ville baroque, les alignements d’immeubles sans grâce de la reconstruction, la pinacothèque et ses Cranach, je ne m’en souviens pas. Ce n’est probablement pas qu’il avait été prévu plus de rencontres avec la jeunesse démocratique allemande que la russe mais j’ai plutôt le souvenir de discours interminables, d’attentes de toast pré prandiaux le ventre un peu creux, de cérémonies absconses, comme si tout le pays s’était du de ne pas connaître de joie, même sous le soleil lumineux de cette Europe encore centrale, comme si nous avions du nous pénétrer du fait que c’était bien des vaincus qui nous recevaient, avec cette politesse guindée, mal fagotée, ostensiblement austère et contrite qu’ils se devaient d’observer. Si on avait voulu nous montrer que vivre en Allemagne de l’Est, le pays de l’expiation, n’était pas gai, c’était réussi et nous ne pouvions que nous réjouir de faire partie des vainqueurs. On nous reconnaissait ici comme des occidentaux, comme des proches, au fond, on ne nous évitait pas, comme à Moscou (les guides russes et les barbouzes nous avaient plus ou moins tenu à l’écart des gens, qui eux-mêmes comme par atavisme, se défiaient spontanément de notre apparence, de toute façon, le système était bien rôdé). Nous fûmes plusieurs fois interpellés, au grand dam de nos accompagnateurs, par de soit disant hooligans qui est le mot russe pour voyou, que le régime n’avait pas réussi à extirper, qui n’avaient surtout rien de politique, qui ne s’occupaient pas encore de foot et qui voulaient nous acheter nos jeans et nos vestes bien coupées. Même les fêtes organisées, pourtant tout aussi arrosées de Schnaps qu’elles l’avaient été plus à l’Est de Vodka, ne parvenaient pas à atténuer la tension. Il y avait par exemple, après les sempiternelles visites d’usines ou de laboratoires de recherches des soirées dans des caves « typiques ». Je me souviens d’avoir bien malgré moi assisté à l’arrivée d’un jeune homme sensé faire partie des habitués de l’endroit. Mais c’était manifestement un figurant, payé pour être là, arrivé en retard, donc en même temps que nous. Nous le vîmes de loin se présenter à la porte de l’établissement dans son costume emprunté ou loué, mal coupé, trop grand, jeter des regards misérables et effrayés autour de lui, de peur d’être reconnu par des camarades et moqué ou pire encore, entrer précipitamment, sans pouvoir faire autrement, se sentant démasqué et coupable, nous ayant soudain reconnu arrivant à sa hauteur, nous faisant je ne sais quel sourire forcé et niais, vaguement complice, une image de la honte et de la soumission qui me hante encore. On voulait nous montrer des allemands tristes, rendus inoffensifs, ayant perdu toute arrogance, un peuple conscient d’avoir à porter au moins pour une génération le poids de la faute et de son châtiment, c’est ce que nous voyions, de toute évidence, même si la version officielle était, comme de l’autre côté du rideau de fer, celle du peuple innocent, opprimé par des dirigeants sanguinaires et dont les potentialités humaines n’avaient demandé qu’à s’épanouir après les années de plomb, qui grâce à la Liberté et au retour du libre échange, à l’Ouest, qui grâce au parti et à la planification révolutionnaire, à l’Est. A l’époque, personne ne pouvait revenir enthousiaste d’un voyage en terre socialiste y compris d’URSS, pas plus qu’André Gide, Aragon ou même des militants sincères et perplexes : il aurait fallu soit être un fanatique absolu, idiot ou dénué de tout sens du jugement (il en existait, mais pas dans notre groupe) soit être un dirigeant cynique du Parti avide de promotion (il n’y en avait pas non plus) soit, plus modérément, en se mentant tout de même à soi-même, souscrire a l’explication officielle et un tantinet paranoïaque du complot capitaliste contre la patrie du socialisme (celle des barbouzes qui nous avaient bourré le mou dans les dernières semaines, par exemple) qui ne nous avait de loin pas tous convaincu, mais nous ne parvenions pas comprendre pourquoi l’Allemagne de l’Est avait été prévue au programme du voyage par les officines communistes. Pour se tirer une balle dans le pied, il n’y avait pas mieux, ni pour gâcher la relative bonne impression, reposant essentiellement sur un exotisme prévu et préparé à l’avance que l’URSS et les russes nous avaient laissée. Du coup, nous retrouvions tout notre esprit critique et nos gentils organisateurs avaient fort à faire. Notre scepticisme faisait en quelque sorte rétroactivement tache d’huile et contaminait même nos plus récents souvenirs : le roi était nu, nous avions été manipulés, Tintin avait bien raison. Ce qui nous sauva tous, gentils organisateurs et rétifs organisés, ce fut notre jeunesse que rien ne pouvait jamais altérer. Nous fîmes notre mini révolution. On nous avait logé, puisque c’était les vacances, il faut le rappeler, dans une cité universitaire désertée de ses étudiants, à l’orée de la ville. Il faisait une chaleur étouffante, les chambres étaient minuscules, celles des filles beaucoup trop éloignées pour certains doux liens qui avaient forcément commencé de se tisser. Ce furent elles qui donnèrent le signal du chahut ; on passa matelas et couvertures par les fenêtres pour dormir à la belle étoile, sur la pelouse du campus. Nous fîmes fi des avertissements et de la prudence des accompagnateurs zélés et réussîmes, surtout les filles, à en entraîner deux ou trois, néanmoins jolis garçons, avec nous. Nous passâmes une excellente nuit à la fraîche, pour ma part serré contre à ma droite les formes sveltes de la brune Sylvie et à ma gauche contre celles plus rondelettes de la blonde Claire, à moins que ce fut l’inverse, mais tous entremêlés dans une sorte de préfiguration modeste et involontaire des nuits qui allaient quelques années plus tard advenir du côté de l’île de Wight ou de Woodstock. Vers trois heures du matin nous fûmes réveillés par une ronde de police (alertée ou non) avec chiens en laisse et torches dans les figures. On nous invita très poliment à regagner nos chambres de peur de prendre froid, ce que nous refusâmes tout aussi poliment. On nous laissa faire, probablement à cause de notre statut intouchable d’invité du régime. L’aube nous retrouva transis, fourbus et radieux. Juste après, ce fut l’aéroport, la caravelle et le retour à Paris. Je passais la journée avec Claire. Le lendemain elle m’accompagnait à nouveau à Orly, d’où je devais rejoindre mes parents qui passaient le reste des vacances sur la côte adriatique. Mon père avait déjà préparé les pellicules de rechange.