Vieux lieux pieux (...), 10
Au 117, il y a encore du gaz à tous les étages comme le montre la petite plaque émaillée fixée au-dessus d'une porte à deux battants qui n'est pas cochère. Cet immeuble est le dernier, avant la rue du Val de Grâce à posséder quelques balcons en fer forgés. C'en est fini des beaux alignements hausmanniens. Les maisons, dans cette dernière partie du boulevard, deviennent plus simples. Il n'y a plus d'étage noble, pas plus que de chambres de bonnes. Les façades, modestes et sans fioriture, n'alignent plus que des rangées de persiennes grises, pas forcément disgracieuses, d'ailleurs. Au rez de chaussée du 119, deux boutiques côte à côte : MBK, marchand de scooters et de motos, anciennement Motobécanne qui réparait aussi nos vélos et un minuscule magasin de photocopie et reprographie en faillite depuis des années qui avait succédé, je crois, à un magasin de lingerie qui avait aussi fait faillite. Il est à louer. Le 119 est plus bas que les autres : il n'y a que quatre étages. Il est aussi plus étroit : aucun appartement ne dépasse les quatre pièces. A mon avis, c'est le plus petit immeuble de tout le boulevard. C'est tout ce qu'il y a à en dire, je crois bien (je pourrais, bien entendu traiter du 119 bien plus longuement, décrire, une fois passée la lourde porte à deux battants laquée de vert de vessie, dont le code d'ouverture actuel est le 7513, qui est changé à peu près tous les six mois mais qui a toujours été constitué d'enchaînement de chiffres impairs plutôt faciles à retenir : 1357 9753 etc., et qu'avant l'invention du digicode et son usage assez tardif chez nous, il fallait fermer et ouvrir avec une lourde clé qui déformait toujours nos poches ou sacs à main (je me souviens : on l'appelait la "clé d'en bas"), le long couloir carrelé qui ouvre tout au fond sur la porte de l'ancienne loge de la concierge (dont il me reste un souvenir de tout petit enfant : une odeur de pisse infecte, un accumulation monstrueuse d'objets en tout genre (dont ses chiens successifs morts empaillés alignés sur la cheminée ou posés sur la courtepointe élimée d'un lit tout boursouflé, vision d'horreur) dans un espace minuscule (même pour le petit enfant que j'étais) et une terrifiante sorcière, la concierge, qui essayant de me coincer pour me donner des bises édentées et qui m'offrait de faux bonbons acidulés empoisonnés que j'acceptais avec un sourire crispé (et que jamais ô grand jamais je n'aurai mangé)) achetée par mes parents à la copropriété, refaite à neuf, transformée en un coquet studio où a logé Mongrandpère jusqu'à sa mort à qui, vers l'âge de dix huit ans j'ai succédé pour environ cinq ans. Je pourrai décrire aussi la niche ménagée dans le mur droit du couloir manifestement destinée à contenir une statue qui n'est jamais venue et qu'elle attend encore, comme un reproche, après toutes ces années (ou alors, peut-être, a-t-elle été enlevée, il y a bien longtemps, avant même que mes parents ne vinssent habiter là), et la porte de la cour, au bout du couloir à gauche, après l'alignement des boites au lettres, vitrée, à deux battants qui a toujours mal fermée où on range les poubelles et qu'on partage avec le magasin de mobylettes qui y stocke les vieux pneus et les roues voilées, mais je ne le ferai pas parce qu' il aurait fallu que je le fasse pour tous les autres immeubles du boulevard dont j'ai déjà parlé et dont je n'ai décrit que l'extérieur). Le 121, lui, a cinq étages, un de plus, mais il lui manque aussi le toit en zinc percé des fenêtres des chambres de bonne, en forme de coque de bateau renversée qui caractérise tant les immeubles parisiens. Il abrite la Coopérative de l'Université Club qui montre dans ses vitrines gros livres de biologie, de médecine, codes civils et autres gros volumes de droit, choix de stéthoscopes et de marteaux à réflexes. J'ai cru pendant longtemps que ce magasin était réservé aux membres du club de "l'université"comme son nom l'indiquait et je n'y suis quasiment rentré que du jour où j'ai fait moi-même partie de ladite université. C'est une papeterie banale. Je n'y ai même pas acheté de stéthoscope car les réductions étaient plus intéressantes à la librairie qui jouxtait le CHU Pitié-Salpetrière, boulevard de l'hôpital, où j'ai fait mes études de médecine. Le 121 héberge aussi la librairie "Le Petit Prince" qui est la première boutique quand on sort du 119 sur le chemin de la rue du Val de grâce. C'est une sorte de librairie "Minerve" (celle dont j'ai déjà parlé plus haut) mais en plus petit. Elle est restée cependant, elle, une vraie librairie de livres anciens (qui couvrent les rayons de la petite boutique) et de vrais livres d'occasion typique du quartier latin où j'ai parfois trouvé mon bonheur. Je consulte encore longuement ses bacs en bois bien remplis chaque fois qu'une visite chez mes parents m'en donne le loisir. Il n'y a pas si longtemps encore, j'y ai fait l'acquisition de livres d'architecture ou de photographie assez luxueux que je n'aurais jamais osé acheter neufs. La librairie est encore tenue par deux sœurs (dans mon enfance, elle l'était par leur mère), un tout petit peu plus âgées que moi, avec qui, curieusement, je n'ai pas du échanger plus de dix mots en cinquante ans, probablement parce qu'elles ne sont pas très bavardes ni accueillantes ou qu'elle ne me considère pas comme un très bon client, sur la durée, vu les heures innombrables passées à consulter les livres dans les bacs sans les acheter plus d'un fois sur dix ou quinze (voire sur vingt ou trente). Je suis pourtant, comme chacun sait, un grand acheteur de livres, neuf de préférence, il est vrai. Mais je crois que c'est la proximité même de la boutique du domicile familial qui ôtait définitivement son caractère aventureux aux éventuelles acquisitions que je préférais faire rue de l'Odéon, rue Mazarine ou même Monsieur le Prince. Le 123 n'est manifestement pas un immeuble haussmannien, mais pas à la manière du 119, qui est sans style comme je l'ai déjà dit, il affirme, lui sa relative nouveauté. L'architecture en est assez pure, et sa relative élégance vient peut-être de l'absence de persiennes aux fenêtres. En tout cas, il a retrouvé ses six étages et son toit en zinc. Le numéro 123 est rappelé deux fois sur des plaques de marbre qui surmontent la vitrine de l'école de podologie qui en occupe le rez de chaussée. C'est un local tout blanc, bien visible à travers une vitrine qu'aucun voile n'est jamais venu masquer au regard du passant pour bien montrer qu'on ne s'y est jamais livré à autre chose que la podologie, rien que la podologie et en tout cas pas à je ne sais quelle activité illicite à laquelle nous ferait penser immanquablement une vitrine opaque. Je peux d'ailleurs en témoigner, moi qui suis passé des milliers de fois devant : je jure que je n'y ai jamais vu rien d'autre que des clients sagement alignés sur des sièges surélevés, comme ceux des cireurs de chaussures, mais à l'allure beaucoup plus médicale, aux pieds desquels s'affairaient des élèves et des professeurs en blouse blanche. Mais comme l'activité à laquelle ils se livrent touche à l'intimité, car il existe une intimité des pieds, je n'ai jamais vu personne, pas plus que moi-même, stationner ne serait-ce qu'un instant devant la vitrine translucide et observer les opérants se livrer à leur ingrat mais ô combien bienfaisant exercice. Il y a cette sorte d'impudeur, cette" exposition "honnête" d'une activité qui passe souvent pour peu ragoûtante, il faut bien le dire, sa tentative à la fois d'honorabilité et de publicité ("si vous avez mal aux pieds, ne vous résignez pas dans votre malheur, il existe bel et bien un moyen de vous soulager que vous apportera notre honorable profession") et notre gêne, à nous passants, qui baguenaudons, qui pensons que les vitrines sont faites pour exposer sous leurs formes les plus séductrices les objets de nos désirs et non les "oignons", les allus valgus, ou autres cors au pieds de nos prochains. Nous allons bientôt nous rendre, selon notre progression non pas inexorable, mais décidée et tranquille, au prochain numéro du boulevard qui sera, si vous me suivez bien, ce dont je ne doute pas et n'ai jamais douté, le 125. Ce n'est pas du tout que le 125 boulevard Saint Michel soit un numéro remarquable, bien au contraire ou presque, enfin, peu importe, mais c'est qu'il faut nous pénétrer, même si l'idée est un peu forte, que nous arrivons à dix immeubles (puisque s'agissant des numéros impairs, chaque immeuble n'utilise qu'un chiffre sur deux de la suite arithmétique naturelle) de la fin de notre voyage pourtant modestement intitulé "Tentative d'épuisement sentimental de description du boulevard Saint Michel" ; il faut donc nous résoudre à être bientôt sevré de notre boulevard Saint Michel quasi quotidien et en quelque sorte nous y préparer. Le sentiment n'a pas fait défaut, je crois. Mais c'est "la tentative d'épuisement" en elle même qui a posé problème, comme je m'en étais douté à l'avance : la tentative est, bien entendu, manquée, doublement manquée. Je n'ai pas épuisé le boulevard Saint Michel. (pour faire moins poétique, plus prosaïque et moins pérecien si vous voulez, je n'ai pas atteint l'exhaustivité souhaitée) Il y a un échec qu'on qualifiera d'interne, dont je suis l'origine ( échec interne, qui lui-même, pour être le plus complet possible, se dédouble encore une fois, on va y venir) et un échec externe qui tient au boulevard Saint Michel lui même (la symétrie voulant alors que cet échec la se dédouble aussi, on va y venir aussi). Le premier échec est donc le mien, celui de ma mémoire. Dieu sait si j'ai passé de longs moments, en dépit des notes détaillées prises un jour de juillet (en une seule fois) sur un carnet Clairefontaine, les yeux au plafond, dans un effort (invisible) de remémoration le plus souvent agréable mais parfois un peu angoissant ( Mais à quel numéro se situait le salon de thé "Au Croissant d'Or et depuis quand a-t-il disparu ?) Les résultats sont incomplets. Aurait-il fallu encore plus de séances d'yeux au plafond ? Ce n'est pas sûr. L'échec, ensuite, c'est celui de mon écriture (je ne suis pas assez présomptueux pour prétendre que c'est celui de l'écriture en général, mais j'aimerais bien…) Le défi (lancé un jour par Perec) de la "tentative d'épuisement" est particulièrement difficile à relever pour un graphomane amateur comme moi (mais "graphomane amateur" est très certainement un pléonasme) tant en ce qui concerne la technique pure (les mots manquent toujours…) que ce qui concerne l'endurance (je n'ai pas décrit les trottoirs, ni certaines formes architecturales détaillées, ni les pierres ni les crépis, ni les arbres, par exemple, dont je ne pourrais pas affirmer, à l'instant où je frappe ces lignes que ce sont tous des platanes) ni en ce qui concerne l'éthique (ne pas caler, ne pas tricher, ne pas utiliser de raccourcis, bref, respecter la contrainte). Mais finalement, et je ne dis pas ça pour tenter de minimiser mes faiblesses, c'est le boulevard Saint Michel, en lui même qui se révèle indescriptible, le bougre, le cher bougre, car il ne se laisse pas enfermer dans un carnet Clairefontaine. Il se tortille, il se débat, il vous glisse entre les doigts, il coule comme un fleuve dans lequel on ne se baigne pas deux fois, il mène sa vie, pas du tout fatigué, il se fiche bien de ma tentative de l'épuiser. Il change d'aspect au moins deux fois : une fois au cours de la journée (il n'est pas le même le matin, l'après midi ou le soir), une autre fois, tous les jours et particulièrement dans le laps de temps compris entre celui où j'ai commencé ma description et celui où je l'achève (me résigne à l'achever.. ) : des commerces ont déjà changé d'enseigne, des inscriptions ont disparu, d'autres ont été ajoutées. Des devantures ont été repeintes ou refaites, des travaux de ravalement ont été entrepris, masquant certaines façades, etc. Il faudrait peut-être rédiger des "Suppléments à la Tentative d'épuisement sentimental du boulevard Saint Michel "réguliers (annuels ? quinquennaux ?) pour, à la fois, rendre compte de l'instabilité foncière de ce diable de boulevard et mettre en paix ma conscience littéraire. Je vais y songer. En attendant, prenons notre élan pour franchir les quelques dizaines de mètres qui nous séparent encore de la fin, et, pour commencer, revenons au 125, qui précède cette digression (si on peut dire, car en réalité il ne précède que le 127 car il ne peut pas faire autrement). Le 125 , donc, abrite l'hôtel des Mines qui tire sont nom de la proximité de l'école du même nom et non pas des mines de crayon vendus dans les papeteries voisines. C'est un hôtel de bon aloi, pourrait-on dire, ce n'est pas un hôtel louche ni un hôtel borgne (on se demanderait d'ailleurs ce qu'un tel hôtel viendrait faire dans ce quartier). Sa façade est recouverte d'un élégant crépi couleur sable et une série de petits projecteurs, à hauteur du premier étage, en illumine une partie, même le jour, non sans prétention, pour imiter le Crillon ou le Ritz. Nous ne distinguons pourtant que deux étoiles "NN" à la suite du "H" gravé sur une plaque de marbre située à gauche de l'entrée où ne manque ni marbre ni lanternons tarabiscotés. La porte vitrée, de style Art Nouveau sûrement pas d'époque, est tout de même assez jolie. A travers la vitrine on aperçoit un petit salon cossu, ou les clients doivent prendre leur petit déjeuner, mais nous sommes l'après midi et ce n'est pas encore l'heure du thé : il est vide. Dans le temps c'était un hôtel pas vraiment miteux, mais tout simple, qui abritait des étudiants étrangers ou bien des américains à Paris alcooliques qui n'ennuyaient personne. Paris se mondialise, s'uniformise, se rend conforme à toutes les capitales du monde, le boulevard Saint Michel et l'hôtel des Mines aussi. Il me revient ce quatrain de Jacques Roubaud, tiré du recueil "La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains" que je citai déjà plus haut dans ces pages : "Le Paris où nous marchons
N'est pas celui où nous marchâmes
Et nous avançons sans flammes
Vers celui que nous laisserons"