A partir du numéro 77 et jusqu’au numéro 89, l’alignement des immeubles est quasiment parfait : les balcons des deuxièmes étages qui, du temps d’Haussmann, étaient ceux des maîtres, s’ajustent les uns à la suite des autres et dessinent avec leurs balustrades en fer forgé une belle ligne de fuite, d’autant que ceux du cinquième, plus étroits, moins aristocratiques, en dessinent une deuxième qui va la rejoindre à l’infini. Au 77, le premier étage est occupé par « Mary Entrepreneurs». De belles colonnes doriques, en ronde-bosse, supportent les balcons des trois fenêtres centrales, majestueuses, du deuxième étage. Une plaque, à gauche de la porte cochère, rappelle que « dans cet immeuble, accueilli par Séverine, mourut le 14 février 1885 l’écrivain Jules Vallès. » Le rez de chaussée abrite deux boutiques : l’une est une officine « Village téléphone », chaîne de magasins de portables qui ont poussé comme des champignons dans les premières années du vingt et unième siècle et dont on peut penser qu’elle sera bientôt remplacée par un autre commerce en raison de la crise des nouvelles technologies et la baisse du Nasdac à la bourse de New York, l’autre est le marchand d’appareils photos « Photo Vidéo Luxembourg PHOX » que noue appelions jadis simplement « Chez le photographe » quand nous allions y faire développer les diapos et les films 8mm des vacances sur la côte Adriatique, et, qui a sacrément tenu le coup malgré le déferlement de la Vidéo. Le magasin a été refait, mais il a gardé son style années 70, peut-être par coquetterie. Le 79 est vraiment un bel immeuble, ravalé plus récemment que les autres, il est en pierres de taille blondes, il y a des visages d’angelot en bas reliefs entre les fenêtres du premier étage. A droite de la porte cochère, une plaque avec drapeau et croix de Lorraine nous rappelle qu ‘ « ici, Jean Bachelet, 33 ans, FFI, est mort pour la France le 25 août 1944 » et c’est signé : « Ses camarades de combat du 5ème. » Juste après ce souvenir, la librairie « Minerve » étale ses tables de livres neufs à prix réduits sur le trottoir comme elle le fait depuis toujours. Elle a commencé bien avant la chaîne « Maxi Livres » qu’on trouve maintenant un peu partout dans le quartier et ailleurs, et on se demande pourquoi elle « tient » toujours, indépendante, (j’ai déjà supposé qu’elle servait de couverture à un nid d’espions ou au blanchiment de l’argent de la drogue, sans beaucoup de conviction, à vrai dire.) L’intérieur, dans lequel j’ai du pénétré moins d’une dizaine de fois en trente-cinq ans, et qui n’a jamais été refait, regorge des mêmes « beaux livres » et livres d’art qui attendent leurs acheteurs depuis des années, désespérément (ils sont peut-être faux). Sur les tables, au dehors, les livres n’ont jamais eu beaucoup d’intérêt. Il y a une sorte de marché indolent pour ces invendus et ces fins de série. C’est pourquoi, parfois, et en général, je m’y arrête un instant. On peut y trouver un bonheur : une édition des Mille et unes Nuit dans la traduction de Mardrus et non celle de Galland, par exemple, qui bien qu’ elle ne soit pas du Club Français du Livre, ou du Cercle du Livre d’Art vaut bien la centaine de francs auxquels elle est proposée. Le 79 est le dernier immeuble qui fait face au Luxembourg et à sa verdure, après ce sera l’Ecole des Mines, austère et néoclassique. Le rez de chaussée du 81 abrite le magasin « La Flûte de Pan » qui portait jadis un autre nom dont je n’arrive pas à me souvenir mais qui toutefois vendait déjà des instruments de musique et des partitions. Cependant, les instruments me paraissaient plus exotiques (djambés, flûtes de pan, justement, guimbardes, maracas) et les partitions plus populaires. Une étrange plaque métallique grise porte ces mots non moins étranges « 30 janvier 1918. Bombardements par avions allemands. » On a beau scruter la façade, on n'y découvre aucun vestige de rafales ou de trous d’obus comme il en subsiste encore parfois des bombardements de la guerre 39-45 ou des batailles de rue de la Libération. De plus, on se souvient qu’en ces temps là, les drôles de machines volantes ressemblaient plus à des papillons agressifs qu’à des forteresses porteuses de mort et que le Baron Rouge faisait plutôt des politesses à Guynemer, qui a d’ailleurs une rue à son nom de l’autre côté du Luxembourg. Mais on se dit aussi que cette plaque commémore peut-être le tout premier bombardement par avion de l’histoire. On imagine alors le pilote à grosses moustaches, cache nez, bonnet de cuir sur les oreilles et lunettes relevées sur le front, lâchant un moment son « manche à balai » et farfouillant dans l’avion, au risque de faire une embardée, dégottant une ces bombes toutes ronde et toute noire de bandes dessinées, qui roulent sur le plancher au gré de la gîte, allumant la mèche à son briquet à amadou, souverain par grand vent, et qui, toujours manche à balai lâché, avec l’avion qui divague, se penche dangereusement au dehors, essaie de repérer sa cible et se débarrasse enfin de la bombe au petit bonheur parce que la mèche est presque entièrement brûlée, qu'elle risque de lui sauter au visage et que l’avion vire trop sur une aile et risque de partir en piqué et de s’écraser sur le boulevard Saint Michel.
Le "Village Téléphone", comme prévu n'existe plus cinq ans après. Mais c'est toujours une boutique de téléphones (Le Nazdac s'est refait une santé). Elle répond désormais au nom beaucoup moins poétique de "Debitel Orange SFR". Elle promotionne des appareils à un euros déjà dépassés : Samsung X640, WE185 (avec kit oreillette sans fil bluetooth) et 2230-i. La vitrine proclame sobrement sa devise : "Surfez, regardez, téléphonez" sans points d'exclamation. Le "photographe" a enfin rendu les armes. Déjà, il y a cinq ans on s'étonnait qu'il ait résisté. Il avait tenté de s'adapter, en passant à la vidéo, mais il cédé devant l'essor implacable du numérique (Boulevard Saint Germain, à cinq cent mètres, Odeon Photo tient toujours le coup avec sa vitrine pleine de vieux argentiques d'occasion, mais pour combien de temps). La boutique s'appelle maintenant "Art Deco Luxembourg" comme l'indiquent, avec un effet tout à fait kitch, des lettres gothiques jaunes sur fond lie de vin, mais on se demande pourquoi, parce que les tapis persans ou afghans ou turkmènes qui s'accumulent dans les vitrines et qui ont remplacé subitement les Nikons, Canons, ou autres Pentax n'ont pas grand chose à voir avec l'art déco, même rien du tout. La boutique a simplement été vidée. On n'a fait aucune transformation. Il y a bien aussi des boites de bagues et de colliers, pour la forme, dirait-on, puisque ça décore les oreilles ou les cous, artistiquement, si l'on veut, mais je ne suis pas sûr qu'on ait bien compris la signification de l'enseigne écrite en lettres gothiques. C'est manifestement une installation provisoire, comme pour occuper le terrain, en attendant la revente. De toute façon je ne pense pas que le tapis persan ait un réel avenir dans ce coin, quoique... "Minerve" est toujours une librairie. Victoire ! pourrait-on s'écrier. Mais non. On est encore descendu d'un cran. La nouvelle enseigne "Livres 79" et son sous titre "Culture Factory" se rapproche insensiblement du Maxi-livres, degré zéro de la vente de livres. Je tiens d'ailleurs à dire ici, bien que cela se situe sinon légèrement hors sujet mais simplement trois cents mètres plus bas, au delà, largement de la rue Gay Lussac et de la rue Soufflot, au coin de la place de la Sorbonne, quelle fut la lente agonie de la librairie des PUF, Presses Universitaires de France, s'il vous plaît, d'abord amputée de son premier étage, de son fond irremplaçable de sciences humaines et de philo, puis vidée, curetée, rayons par rayons, de son département littérature au rez de chaussée (ainsi de son tréteau des ouvrages au programme de l'agreg de l'année) d'abord maintenu en survie artificielle par des petits cartons insérés parmi les piles de livres où étaient inscrites d'une jolie écriture manuscrite des notes critiques souvent très bien faites, puis lent écoulement purulent du fond de classiques, jusqu'à l'absence même des nouveautés qui est le signe ultime précédant la mort clinique, remplacée, finalement, dès la platitude de son électroencéphalogramme, sans autre oraison funèbre ni notice nécrologique, ni comité de défense ni de soutien, sans coup férir donc, par l'odieux Delaveine, confectionneur (et Dieu sait si je ne crache pas sur le métier de mon père, mais il n'a jamais acheté de librairie, lui), qui attendait son heure tapis dans l'ombre et chez qui je ne vêtirai jamais, o grand jamais.