Caramba ! Philip Roth a encore raté le Nobel. Ma petite plaisanterie annuelle commence à ne plus être drôle. Ce n'est pas de ma faute. Est-ce un hasard (ou une malignité) si les éditeurs français publient chaque année son dernier livre au moment de l'attribution du prix ? Et comme il n'y a pas plus anti-américains que ces messieurs du comité Nobel (même le prix à Obama est un acte d'anti-américanisme) nous ne sommes pas prêt de voir notre génial auteur préféré couronné. Au fond, le Nobel ça n'a pas d'importance. Mais je recommencerai ma petite plaisanterie l'année prochaine et les autres années jusqu'à la mort de Roth où l'on pourra alors vraiment dire qu'il n'aura jamais le Nobel... Je suis plongé dans "Exit Ghost" et je commence à croire que ce qui me ravit chez Roth c'est son côté oulipien. Il y a plus de similitudes entre Philip Roth et Georges Perec qu'on croit. Il y a un côté vraiment "La vie Mode d'emploi" chez cet illustre représentant de grand récit américain. Philip Roth est un écrivain "à contrainte". Etre "à contrainte" c'est mettre la question de la fiction au centre même de son projet littéraire. L'œuvre entière de Roth (on discutera plus tard de son aspect "résistant" qui est moins "littéraire "par définition) pourrait se résumer à une interrogation magistrale sur la fiction et partant, sur l'identité. La contrainte, chez Roth, c'est l'écart, incroyablement travaillé, incroyablement ciselé, qu'il interpose entre lui et son narrateur, dans une mise en abîme jubilatoire et géniale, construite patiemment, obstinément, sans jamais dévier d'un poil, de livre en livre et de volume en volume, dans ce travail d'illusionniste (on dit magician en anglais) qui sort sans cesse des lapins de son chapeau. Car la fiction c'est le faux, le fake, et c'est toujours le faux même quand c'est vrai. Avec Roth ce qui est épatant c'est que c'est toujours vrai, donc faux... Il ne nous dit qu'une chose : le mensonge est plus beau que la vérité mais la vérité ne rachète jamais le mensonge (relisez donc "la tache" ,"The human stain", ce chef d'oeuvre) Mentir c'est parler de la vérité par l'autre bout de la lorgnette car le malheur veut qu'à dire la vérité on ne fait jamais que mentir. mais si l'écrivain ne peut que mentir, l'homme, lui, celui qui écrit , celui qui tient le stylo, l'homme de chait et de sang, doit, s'il veut se racheter, faire au moins une chose : se taire, refuser de parler, même si pour cela il doit vivre en reclus solitaire au milieu des Beckshires désertiques. et pour Roth on aura compris que le meilleur moyen de se taire c'est d'écrire, écrire encore et encore, sans fin. On sait que, maintenant âgé de soixante quinze ans, il a l'intention d'écrire son dernier roman sans jamais s'arrêter d'écrire. Mettre en même temps un point final à la fiction et à la vie. Dieu lui en donne la force. "Exit ghost" ce sont donc Roth et Zuckerman, Ann Franck et Amy Bellette, les quatre mousquetaires quarante ans après, au seuil de la mort, se débattant contre les maladies les plus immondes dans une crudité crépusculaire qui fait froid dans le dos, on a toujours froid dans le dos en lisant Roth. même quand c'est drôle. Dans les romans de Roth, la fiction est cette chose qu'il faut lancer comme un plus lourd que l'air, accélérer comme une fusée, à qui il faut donner beaucoup d'élan pour qu'elle plane un peu au-dessus du monde, échappant à peine au champ d'attraction de la vie où elle sera irrémédiablement ramenée en cas de relachemant ou de perte d'énergie, comme la matière attirée est engloutie par les trous noirs. Il y a, entre fiction et réalité, une lutte pathétique, admirable, antinomique. Au bout du compte, "tenir" la fiction, comme les avions "tiennent en l'air" relève du miracle, du mystère. On bat des mains, on est emerveillé, comme au festival d'acrobaties aériennes. Le livre peut voler, si on lui insuffle assez de force. L'écrivain, l'homme, lui est voué à l'inertie et la mort. Roth dit qu'il ne relit jamais ses livres. Je soupçonne que c'est faux. Il les relit. Mais c'est là précisément qu'il est le fantôme. C'est un survol crépusculaire et laborieux. Sous lui défilent les scories et les apories qu'il a voulu désaffecter. Il n'y reconnaît rien de lui, puisqu'il a menti. Nous avons cru que c'était sa jeunesse, ce n'était pas la sienne mais la nôtre, nous avons cru que c'était son âge mûr, ce n'était pas le sien mais le nôtre , nous croyons que c'est sa mort, mais ce n'est pas la sienne, juste la nôtre. Il est là, devant nous gris et mélancolique, les yeux dans le vide, presque hébété, certain seulement de son échec.