Changement de décor. Ce soir, Haltman marche dans les rues à la recherche d'un endroit où dîner. Il a garé sa voiture sur le grand boulevard de la ville bordé de platanes étêtés et tout nus, celui où se tiennent les agences des grandes banques et les magasins franchisés des principales chaînes de vêtements serrés les uns contres les autres. Ils ont tous fermé en même temps sans traîner à la tombée de la nuit. A droite, la vielle ville, à gauche la ville moderne. d'un côté l'hôtel de ville du moyen âge, arcades romanes et grilles de fer forgées illuminées, de l'autre le palais de justice du XIX° siècle à fronton et colonnes néoclassiques. l'hôpital où il travaille désormais, mélange hétéroclite de bâtiments des années soixante dix et de vielles casernes du XVIII° se situe évidemment à gauche, tout près de la rivière que franchit à cet endroit là un vieux pont qu'on trouve souvent dans les anciens manuels de géographie ou sur les timbres de collection. C'est un vieux pont formidable, malgré le fait qu'il se situe illogiquement du côté moderne, nous y reviendrons un autre jour, il n'a pas attendu qu'on parle de lui sur Ciscoblog pour être célèbre. Pour l'instant, Haltmann choisit résolument la droite et s'enfonce dans le vieux quartier aux rues étroites et pas droites qui entourent la cathédrale et la place du marché. Il ne rencontre pas grand monde. La ville est une ville où on travaille. On n'y habite guerre, beaucoup de vielles maisons sont vides bien que majestueuses, il n'y a que de rares fenêtres allumées par-ci par-là à moins que la plupart des habitants, bourgeois frileux, qu'Haltmann imagine à peu près du même âge antique que leurs maisons, soient des couches-tôt déjà bien à l'abri derrière les lourdes portes de bois et les porches clos. Mais par-ici tout le monde semble habiter la campagne (les patients viennent souvent de petits villages aux noms mythiques ou au contraire dont il n'a jamais entendu parler et que les infirmières lui situent sur une grande carte du secteur accrochée dans le hall du service) Les boutiques continuent de se fermer sur son passage, il n'y a plus que les femmes de ménages et bientôt la devanture qui s'éteint jusqu'au lendemain. Les rues transversales sont de petites ruelles mal éclairées. Un moment, une femme qui tient d'une main un petit chien en laisse et de l'autre un cabas marche devant lui, elle s'engage dans une de ces ruelles où il ne la suit pas. Il note mentalement que ses mains, au bout de ses bras écartés du corps par la marche et l'effort de contrepoids, pourraient toucher des deux côtés les murs des maisons qu'elle longe. Une voiture n'y passerait certainement pas. Il erre un peu dans le quartier maintenant désert. Il revient sur ses pas après avoir atteint le quai de la rivière qu'il a deviné dans le noir. Il croise des cafés, tout petits, encore ouverts avec trois ou quatre habitués qui sont attablés au bar devant un patron ou une patronne qui sèche ses verres, des télés muettes au fond, des joueurs de cartes, mais il n'ose pas entrer, à cause même de la chaleur humaine qui semble émaner de ces lieux pourtant insignifiants. Il pense aux lumières qui voient et aux chaumières de Bachelard. Il revient vers le centre. le troquet devant lequel il est déjà passé à l'aller, d'où deux ou trois habitués à l'air sympathique sont sortis les bières à la main et continuent une conversation animée à l'air libre, lui semble suffisamment accueillant. On l'installe à une table seul dos à un écran de télé mural géant et face au bar où règne une animation bon enfant. L'ambiance doit être chaude les jours de rugby mais pour l'heure, il y a du foot (muet) sur l'écran extra large que personne ne regarde. La serveuse, qui n'est pas débordée engagerait bien la conversation mais pas lui, il se plonge dans le menu. A la table d'à côté il y a un dîner de filles. Elles sont trois, la trentaine, professeuses à ce qu'il entend, elles parlent de mecs et de cul comme toutes les filles entre elles, elles baissent la voix quand ça devient chaud. La nourriture est comme les filles : "du terroir" et plutôt quelconque. Après le dîner il ne s'attarde pas. Il va rejoindre sa voiture sur le boulevard. Le froid est glacial. Il longe un quai qui porte sans rancune le nom d'un génial natif d'une autre ville du département et traverse la rivière. Face au skyline moyenâgeux qu'il a déjà contemplé mieux illuminé en été, juste sur l'autre rive, avec à son pied un bateau restaurant où il se promet de venir avec L. aux beaux jours, il y a une grande maison de maître qui tient lieu d'hôpital de jour. A l'intérieur, boiseries et marqueterie. Au deuxième étage un appartement de trois pièces salle de bain avec tout le confort moderne, ordinateur et télé, le tout dans un état impeccable, le lit fait tous les jours, qui ne sert que la nuit et les weekends. Haltmann pense sans regrets aux chambres de garde miteuses qui l'ont accueilli jusque là. A plus de minuit, affalé sur le canapé du salon devant la télé, les urgences ne l'ont toujours pas appelé. Elle ne l'appèleront pas de la nuit. Il se glissera dans le grand lit frais. Le lendemain il se réveillera face à la beauté de la ville. Changement de décor.