Douze, pré postscriptum
"Dans le champ de ruine qu'est devenue ma mémoire", ce lambeau de souvenir de ce lambeau de phrase de Jacques Roubaud, dans le début du "Grand Incendie de Londres" me revient comme une ritournelle, à chaque fois que je me pose à moi-même la question de la mémoire. Immédiatement, ces images de villes bombardées sur de vieilles cartes postales surgissent, sortes de stalagmites sinistres pointées sur le ciel gris, totems dressés à des dieux cannibales, déserts caillouteux et plat de je ne sais quel Nevada lointain, châteaux de boue grisâtres, dont je me dis maintenant que les collages de Max Ernst et les châteaux de sables de nos vacances détruits par la mer étaient directement issus - ces photos de bombardement, où une ville écroulée ne se distinguera plus d'une forêt dévastée avec ses troncs sans branches, ces hauteurs à jamais abolies, ces coins d'immeubles encore debout, ces solitudes pétrifiées, minérales, hagardes, à tout jamais désertées de vivant. "Dans le champ de ruine qu'est devenue ma mémoire" j'arpente ces rues vides et silencieuses, je passe le long de ces arches triomphales, de ces portiques froids dressées dans le vide, seuls vestiges d'habitations des hommes. Je trouvais que Roubaud exagérait, sa mémoire me semblant par ailleurs insondable et d'une précision "photographique". Il y a sûrement des choses, me disais-je, parmi toutes celles que nous avons vécu, dont nous ne nous souvenons plus. Probablement le nombre des souvenirs perdus est grand, mais le nombre de nos souvenirs gardés est bien plus grand que grand, incommensurable ; la perte est infime - du moins je croyais cela - notre mémoire n'ést pas si délabrée, tout juste manque-t-il, dans la rue en ruine, pour filer la métaphore, quelques vitres, peut être la signification perdue d'un vieux slogan publicitaire (Dubo, Dubon... Charbons Car...) voire quelques éléments de mobilier urbain, de petits détails sans importance, des poignées de porte, des choses comme des boules d'escalier en laiton (il y avait une au pied de l'escalier du boulevard Saint Michel, à la quelle je m'accrochait pour ne pas être emporté par la force centrifuge en descendant à toute vitesse dans le virage final, elle a été volée dans les années soixante dix, le matin elle avait disparu, arrachée pour être revendue à des collectionneurs. On a, fort joliment d'ailleurs, rebouché le trou avec un petit couvercle de laiton en forme de goutte aplatie et moins chère, aussi, utilisant moins de métal, et n'offrant aucune aspérité permettant l'arrachage) une vitrine soufflée à la grande rigueur, béant alors comme une bouche édentée dont on se détourne. Mais de dévastation, non. Pas à ce point, tout de même. Je me trompais. La perte était catastrophique, irrémédiable. Quand je tente de rassembler mes souvenirs du Douze, je me dis que Roubaud avait raison. 12 souvenirs , en hommage au Douze en 12 phrases chacun, 12 phrases pour appuyer secrètement l'hommage, 12 fois 12, 144 phrase, un chapitre, même pas, une peccadille, me disais-je. Il suffira de fourrer le poing dans le grand sac plein pour ramener tout un tas de sable aurifère. Je n'aurai plus qu'à sélectionner les plus pittoresques. Jacques Roubaud s'est mis à écrire le "Grand Incendie de Londres", qui est le livre de la mémoire de toute sa vie, juste après la mort de sa femme. Il y a une vie après la mort, mais nous ne survivons que peu de temps, seulement dans la mémoire de la première génération, nous évanouissant déjà dans celle de la seconde, abolis dans celle de la troisième, morts définitifs, pour ainsi dire. Je comprends ce qui a saisi Roubaud comme une nécessité. Qu'il ait ressenti cela juste après la mort de sa femme, je le comprends aussi. J'ai vécu 7 ans dans ce quartier, de 1974 à 1981, à l'apogée de mon âge, devenant un homme jeune dans un pur bonheur. Tous les jours j'ai arpenté la rue Jonquoy et j'ai franchi le porche du Douze soit en partant au travail soit en en revenant, des milliers de fois. Il ne m'en reste qu' une seule pauvre image, toujours la même. Le trottoir gris bleu, un petit muret de béton avec des plantes (très semblables à du canabis, nous nous demandions si ce n'en était pas vraiment, tour joué par un locataire malicieux à une concierge qui pêchait par excès de zèle, mais n'avons jamais vraiment essayé) des capots de voiture assez indistincts - dans ce petit film un peu tremblé aux couleurs plutôt uniformes, une espèce de gris bleu comme j'ai dit, je traverse la rue entre deux voitures garées, il y a des échappées sur la rue en perspective avec l'enfilade de trois ou quatre porches, la camera remonte jusqu'au niveau du premier étage, des balcons, des colonnes, la pierre taillée, des images totalement banales qui pourraient renvoyer à n'importe quelle rue de n'importe quelle ville en n'importe quelle année du vingtième siècle, mais qui ont ce goût et cette odeur que je peux distinguer entre mille. J'essaie maintenant de remonter le temps, de me retrouver auprès de moi de ce temps là, de faire ma propre filature, comme dans la nouvelle de Borges - "l'autre", dans "le Livre de Sable", où le narrateur rencontre son double jeune et où il se met en tête de le convaincre que c'est bien lui, mais vieux, qui se parle à lui-même, jeune. Le jeune ne veut pas croire que c'est à lui-même vieux qu' il est en train de parler. On commence à comprendre qu'on serait peut être dans un rêve mais lequel ? Celui du vieux qui rêve du jeune ou bien celui du jeune qui rêve du vieux ? Comme pour nous donner tort, le vieux veut convaincre le jeune qu'il se rencontre lui-même plus vieux de trente ou quarante ans dans la réalité vraie, pas en rêve. Il cherche à lui donner une preuve : il cite deux ou trois choses que lui seul peut connaître, les livres de sa bibliothèque, une rencontre secrète, un "certain après midi" etc. mais le jeune dit que cela ne prouve rien parce qu' il pourrait être en train de rêver (car dans le rêve, on y est soi tout entier et personne d'autre, y compris justement les personnages du rêve que notre esprit ne fait que secréter, il n'y a aucun "autre", aucune scission) et il lui répond : "je veux te prouver immédiatement que tu n'es pas en train de rêver de moi. Ecoute bien ce vers que tu n'as jamais lu, que je sache." et il déclame lentement ce vers de Victor Hugo, "l'hydre-univers tordant son corps écaillé d'astres". A ce moment là, dans une "stupeur presque terrifiée" le jeune se rend compte qu'il a bien affaire à lui même car jamais, lui, n'aurait pu et ne pourra écrire un vers d'une telle beauté - A ma grande stupeur terrifiée à moi je constate que les souvenirs du Douze en ce temps là ne sont, bien sûr, plus des milliers ni des centaines. Ils ne sont même plus des dizaines. J'ai eu le plus grand mal à en réunir 12, pour tout dire, à ma stupeur presque terrifiée. Au début c'était facile, je n'avais que l'embarras du choix, je croyais choisir parmi les plus fugaces, les plus éphémères, ceux dont je ne souviendrai peut-être plus très bien dans vingt ou trente ans si dieu me prête vie. J'écrivais les premiers chapitres dans une sorte d'insouciance et la joie des réminiscences. Je me prenais pour un Casanova qui revivait sa vie en l'écrivant, un Michel Leyris et tout son fourbis ou un René Louis Desforets obstiné. Vers le cinq ou sixième souvenir, il y eut un brusque ralentissement. Comme si quelqu'un dans ma tête avait bloqué le défilement tranquille des images. Je ne m'en formalisai pas, reportant à plus tard un moyen de forcer la bobine à se dévider. Après le huit ou neuvième, je dus me rendre à l'évidence : tout ce que j'avais pris pour plénitude n'était que bribes et lambeaux étriqués. J'étais déjà au fond du sac et mes doigts ne faisaient plus que gratter l'étoffe rugueuse. Je fis des poses, pensais à autre chose, décrivait le présent pour mieux surprendre le passé, essayais de me tromper moi-même. La vérité est qu'il n'y avait jamais eu de bobine. Depuis plusieurs semaines - non, plusieurs mois - je faisais périodiquement des efforts de mémoire et de concentration, utilisant des ruses de chat pour me surprendre moi-même, faisant le vide, l'absent, le pas là, le "disparu", l'"e", promenons nous dans les bois pendant que le chat n'y est pas, pour laisser remonter des images de cette période et de cet endroit, et mieux leur sauter dessus, en vain, ou presque. Des bribes, dis-je. Des bouts de trottoirs, des capots de voitures, des plantes qui ressemblent à du canabis, des sourires sur les arbres, des traces de cravates, des odeurs de cire, de serpillière ou de contreplaqué, des émotions ineffables, des poignées de porte, des boules d'escalier, des milliers d'images presque toutes identiques mais différentes tout de même ou alors toujours la même, une seule qui radote, mais rien, absolument rien de racontable, rien qui ne permette d'en tricoter plus de douze phrases - euh, 12 phrases. 12 petits chapitres de 12 phrases sur le Douze. Pas un de plus. La messe est dite : "Dans le champ de ruine qu'est devenue ma mémoire" je ne fais que fouiller les décombres.