Minigraphies, 6
C'est un grand gars un peu dégingandé, à la tignasse argentée, à la moustache tombante et aux beaux yeux bleus très doux. Il n'a pas l'accent des cités mais bien celui des banlieues. S'il était plus jeune ce serait une sorte de ziva, mais comme il tourne plutôt autour de la cinquantaine, il parle avec l'accent de Raymond Bussière ou celui de Mouloudji. Son nom signifie "nuage"en polonais, bonjour monsieur Nuage! Mais il est né à Montgeron, non loin du célèbre café le "Reveil Matin" qui vit un beau matin le départ du premier Tour de France. Il a toujours habité là. Il travaille à la mairie. On dira qu'il est cantonnier. Il vient souvent me voir en habit vert fluo pareil à celui des éboueurs, avec des cataphotes partout, quand nos rendez vous tombent sur une pause. Il faut dire qu'il en jette dans le petit couloir qui sert de salle d'attente. Il est confiant et sans façon, presque familier. Ses parents sont arrivés en France un peu avant la guerre. Le frère et la soeur sont nés à la fin de la guerre, lui dans les années cinquante. Il est le petit dernier. Il est resté vivre avec la maman quand son frère et sa soeur l'ont quittée pour se marier. Le papa était mort depuis longtemps. La maman n'a jamais bien parlé le français, elle me fait toujours passer le bonjour par son fils "vous avez le bonjour de Mamoushka", plus encore depuis qu'il lui a appris que nonobstant mon nom allemand je suis moi aussi d'origine polonaise. Elle ne sort quasiment jamais de chez elle. Elle est pleine de rhumatismes, elle a les jambes comme des poteaux. J'ai rencontré monsieur Nuage un jour où il avait tout cassé chez lui. Ce n'était pas la première fois. Il boit tous les jours. Il n'a pas du tout le vin gai. Surtout quand il a du vague à l'âme, qu'il n'a même plus envie de manger de se lever ou de se laver, quand il passe ses journées au lit les yeux au plafond et les bouteilles tout autour. Cela peut durer des semaines entières. Le frère et la soeur, très occupés par leur métiers leurs enfants et leurs familles se demandent ce que fait la médecine nom de dieu, donnent des coups de fils au CMP, desespèrent d'avoir à s'occuper comme ça du petit dernier en plus de leur mère impotente avec tout le travail qu'ils ont. La maman, elle ferme les yeux sur tout ça parce qu'elle ne pourrait surtout pas se passer de la présence de son fils monsieur Nuage qui, sans lui servir à grand chose, il ne fait même pas les courses, l'entoure de toute la tendresse et de l'affection dont un petit dernier est capable. Au fond ils vivent en autarcie affective. Qu'on les abandonne, mais qu'on ne les sépare pas. Un beau jour, sans méchanceté, il n'en a après personne, il finit par prendre la table et la jeter contre le mur. Il faut le faire enfermer pour qu'il arrête de boire malgré la maman désolée. C'est déjà arrivé plusieurs fois. Au bout de trois ou quatre jours il est remis à l'endroit. Nous savons bien, lui et moi que ce n'est pas une question d'alcool éthylique, que c'est à la fois plus simple et plus grave, cette tristesse du fond du temps. Il supporte très bien le sevrage. Il n'a jamais cessé d'être doux et calme, malgré le coup de folie. Il n'y a qu'à le laisser retourner chez la maman qui l'accueille les bras ouverts et lui fait la fête, au grand dam du frère et de la soeur. Ils voudraient qu'on l'enferme toute sa vie. Ca lui fait tout de même un petit peu peur. Il ne boit plus pendant plusieurs mois, ou du moins beaucoup beaucoup moins, se remet au travail, au jardin, à la culture des topinambours qui sont, c'est lui qui me l'a appris, de grands tournesols de plus de deux mètres de hauts et qui envahissent son jardin depuis toujours, se remet au fouilli du garage qui date de son papa qui gardait tout, à la pêche à la ligne, à sa petite vie de solitaire avec la maman sur son fauteuil dans son salon. Il revient me voir, les entretiens sont un plaisir. Il m'apporte des graines pour mon jardin, des chocolats de la part de Mamoushka qui me passe toujours bien le bonjour. Et puis un jour elle tombe malade. elle est hospitalisée. Il va tous les jours à l'hôpital, en costume d'éboueur vert fluo et des cataphotes partout. Je suis étonné parcequ'il tient le coup, qu'il ne se remet pas à boire. Cela dure comme ça plusieurs mois. Un jour il vient me voir. Il est triste mais fataliste. Elle a beaucoup baissé. Il ne se fait pas d'illusion. Deux ou trois jours après on m'apprend qu'il s'est tiré deux balles dans la tête. Il croyait avoir raté la première, il avait encore eu le temps de recharger le fusil, de le poser sur la table et de tirer le deuxième coup. Il est à l'hôpital en neurochirurgie. il s'en sort sans aucune sequelle. Un vrai miracle. Cela arrive parfois. Les balles n'ont touché aucune zone "parlante". Après ça on ne le laisse pas sortir. Surtout pas le frère et la soeur. Il passe de longs mois dans le service à se remettre. Il raconte son suicide raté avec humour. Il se traite de maladroit. Il en rit tout seul. "Deux balles, vous vous rendez compte! et je me suis raté. Quel godiche tout de même!" La maman finit par mourir à l'hôpital, il va à l'enterrement avec son frère et sa soeur quoi désormais le regardent avec le respect qu'on doit aux miraculés. A l'heure qu'il est, il fait des aller et retours entre l'hôpital et chez lui. Il a rendu le costume fluo à cataphotes à la mairie. Il ne travaille plus mais continue de cultiver les topinambours. Je pense à lui parce que c'est la saison de les récolter. Salut, monsieur Nuage !
C'est un grand gars un peu dégingandé, à la tignasse argentée, à la moustache tombante et aux beaux yeux bleus très doux. Il n'a pas l'accent des cités mais bien celui des banlieues. S'il était plus jeune ce serait une sorte de ziva, mais comme il tourne plutôt autour de la cinquantaine, il parle avec l'accent de Raymond Bussière ou celui de Mouloudji. Son nom signifie "nuage"en polonais, bonjour monsieur Nuage! Mais il est né à Montgeron, non loin du célèbre café le "Reveil Matin" qui vit un beau matin le départ du premier Tour de France. Il a toujours habité là. Il travaille à la mairie. On dira qu'il est cantonnier. Il vient souvent me voir en habit vert fluo pareil à celui des éboueurs, avec des cataphotes partout, quand nos rendez vous tombent sur une pause. Il faut dire qu'il en jette dans le petit couloir qui sert de salle d'attente. Il est confiant et sans façon, presque familier. Ses parents sont arrivés en France un peu avant la guerre. Le frère et la soeur sont nés à la fin de la guerre, lui dans les années cinquante. Il est le petit dernier. Il est resté vivre avec la maman quand son frère et sa soeur l'ont quittée pour se marier. Le papa était mort depuis longtemps. La maman n'a jamais bien parlé le français, elle me fait toujours passer le bonjour par son fils "vous avez le bonjour de Mamoushka", plus encore depuis qu'il lui a appris que nonobstant mon nom allemand je suis moi aussi d'origine polonaise. Elle ne sort quasiment jamais de chez elle. Elle est pleine de rhumatismes, elle a les jambes comme des poteaux. J'ai rencontré monsieur Nuage un jour où il avait tout cassé chez lui. Ce n'était pas la première fois. Il boit tous les jours. Il n'a pas du tout le vin gai. Surtout quand il a du vague à l'âme, qu'il n'a même plus envie de manger de se lever ou de se laver, quand il passe ses journées au lit les yeux au plafond et les bouteilles tout autour. Cela peut durer des semaines entières. Le frère et la soeur, très occupés par leur métiers leurs enfants et leurs familles se demandent ce que fait la médecine nom de dieu, donnent des coups de fils au CMP, desespèrent d'avoir à s'occuper comme ça du petit dernier en plus de leur mère impotente avec tout le travail qu'ils ont. La maman, elle ferme les yeux sur tout ça parce qu'elle ne pourrait surtout pas se passer de la présence de son fils monsieur Nuage qui, sans lui servir à grand chose, il ne fait même pas les courses, l'entoure de toute la tendresse et de l'affection dont un petit dernier est capable. Au fond ils vivent en autarcie affective. Qu'on les abandonne, mais qu'on ne les sépare pas. Un beau jour, sans méchanceté, il n'en a après personne, il finit par prendre la table et la jeter contre le mur. Il faut le faire enfermer pour qu'il arrête de boire malgré la maman désolée. C'est déjà arrivé plusieurs fois. Au bout de trois ou quatre jours il est remis à l'endroit. Nous savons bien, lui et moi que ce n'est pas une question d'alcool éthylique, que c'est à la fois plus simple et plus grave, cette tristesse du fond du temps. Il supporte très bien le sevrage. Il n'a jamais cessé d'être doux et calme, malgré le coup de folie. Il n'y a qu'à le laisser retourner chez la maman qui l'accueille les bras ouverts et lui fait la fête, au grand dam du frère et de la soeur. Ils voudraient qu'on l'enferme toute sa vie. Ca lui fait tout de même un petit peu peur. Il ne boit plus pendant plusieurs mois, ou du moins beaucoup beaucoup moins, se remet au travail, au jardin, à la culture des topinambours qui sont, c'est lui qui me l'a appris, de grands tournesols de plus de deux mètres de hauts et qui envahissent son jardin depuis toujours, se remet au fouilli du garage qui date de son papa qui gardait tout, à la pêche à la ligne, à sa petite vie de solitaire avec la maman sur son fauteuil dans son salon. Il revient me voir, les entretiens sont un plaisir. Il m'apporte des graines pour mon jardin, des chocolats de la part de Mamoushka qui me passe toujours bien le bonjour. Et puis un jour elle tombe malade. elle est hospitalisée. Il va tous les jours à l'hôpital, en costume d'éboueur vert fluo et des cataphotes partout. Je suis étonné parcequ'il tient le coup, qu'il ne se remet pas à boire. Cela dure comme ça plusieurs mois. Un jour il vient me voir. Il est triste mais fataliste. Elle a beaucoup baissé. Il ne se fait pas d'illusion. Deux ou trois jours après on m'apprend qu'il s'est tiré deux balles dans la tête. Il croyait avoir raté la première, il avait encore eu le temps de recharger le fusil, de le poser sur la table et de tirer le deuxième coup. Il est à l'hôpital en neurochirurgie. il s'en sort sans aucune sequelle. Un vrai miracle. Cela arrive parfois. Les balles n'ont touché aucune zone "parlante". Après ça on ne le laisse pas sortir. Surtout pas le frère et la soeur. Il passe de longs mois dans le service à se remettre. Il raconte son suicide raté avec humour. Il se traite de maladroit. Il en rit tout seul. "Deux balles, vous vous rendez compte! et je me suis raté. Quel godiche tout de même!" La maman finit par mourir à l'hôpital, il va à l'enterrement avec son frère et sa soeur quoi désormais le regardent avec le respect qu'on doit aux miraculés. A l'heure qu'il est, il fait des aller et retours entre l'hôpital et chez lui. Il a rendu le costume fluo à cataphotes à la mairie. Il ne travaille plus mais continue de cultiver les topinambours. Je pense à lui parce que c'est la saison de les récolter. Salut, monsieur Nuage !