Il y a un an presque pour jour Philip Roth ratait, une fois de plus, le prix Nobel de littérature. Nous voici déjà en octobre cette année et Philip Roth est donc sur le point de perdre à nouveau le Nobel. Nous en avons pris l'habitude. Cette incompréhensible injustice des tout-puissants notables suédois chauves et anonymes commence à nous gonfler. De même que commence à nous gonfler l'insistance d'éditeurs rapaces et imbéciles a vouloir publier un livre de Roth tous les ans juste avant l'annonce du prix de peur de rater ses juteux dividendes. Mais je m'échauffe, je radote, je m'indigne, je ne voulais parler que du pouvoir d'évocation inouï de la littérature. Comment dire cela : je viens d'entamer "Indignation" de Notre auteur favori et voilà que je me prends déjà pour le narrateur (
Cliquez ici si vous vous voulez en savoir plus sur les apories du narrateur rothique). Dès la quatrième page tout est en place : je ne sais plus de qui Roth parle, de son héros, de lui, de vous, de moi. Je me sens plongé soudain dans l'histoire de ma propre vie, même si les époques, les protagonistes, les décors, évidemment, ne correspondent pas, enfin ne correspondent pas tout a fait. C'est une histoire de père et de fils. Peu importe que le père soit boucher ou confectionneur, que le fils soit étudiant en droit ou en médecine peu importe même que le père soit un père ou une mère et que le fils soit un fils ou une fille, peu importe même que l'histoire soit une histoire. Tout est ficelé, vissé, serti à merveille. Ce fils porte tous les espoirs de son père. Il en porte aussi toutes les angoisses. Bien qu'il en soit ainsi probablement pour tous les pères et tous les fils de tous les temps, c'est le génie d'un écrivain de la trempe de Roth d'en faire le sujet d'un livre avec autant d'évidence. Dès lors il y a une équivalence entre angoisse et espoir. J'ai porté tous les espoirs de mon père. Et aussi ses angoisses. C'est une révélation. Pas au sens des juges, au sens des photographes. C'est en lisant, maintenant, cette histoire, qu'on pourrait prendre pour celle de Roth et qui ne l'est pas, que je m'en rends compte avec autant d'acuité. C'est comme si je le découvrais seulement maintenant. Non, pas "comme" : je le découvre seulement maintenant, malgré des années d'analyse et d'introspection nombriliques. Premier de toute ma famille à faire des études supérieures ou presque, non, pas "presque" : le premier. Mon frère fut le second. il y en eu d'autres, certes, mais parmis les cousins et les petits cousins, pas en "ligne directe", je peux remonter de tous côtés jusqu'aux arrières arrières grand parents. A partir de là, je sais que, semblable aux froides Parques, Roth dévidera inexorablement le fil de la tragédie et le tranchera net à la fin, montrant ce qu'il en coûte aux pères de trop aimer leurs fils, à quels désastres conduisent la passion de la perpétuation et la folie de l'indifférenciation. Marcus Messner, alias vous et moi, héros au sens grec du terme, sacrifié, marchant vers un destin inexorable, le payera sans comprendre et n'embrassera jamais que sa mort, persuadé de sa propre autonomie, de son intégrité morale et de défendre l'héritage de ses parents et de la civilisation occidentale. Et moi, lecteur impuissant, j'entrerai transi de peur dans ce grand théâtre.