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26 novembre 2002

22 rue du Pr�sident Wilson, Gentilly, Val de Marne, France, 26 novembre 2002, 11 heures du matin
Incroyable mais vrai. J'habite exactement l�. On voit un bout de l'immeuble � gauche. C'est par ces matin de novembre o� la couleur du ciel est conforme � la m�lancolie. Nous sommes � vingt m�tres de Paris. Aucune banlieue au monde ne peut tenir aussi bien lieu de banlieue.

25 novembre 2002

Ce qui va suivre est un extrait de la "tentative d'�puisement de la partie du boulevard Saint Michel comprise entre les num�ros soixante treize et cent quarante cinq, c�t� impair uniquement" que vous pouvez lire dans son int�gralit� en cliquant soit l�, soit en LCD.

La quinine, ah...Si on file la m�taphore physiologique, cette vielle catachr�se qui utilise la circulation sanguine, comparant la ville � un corps gorg� de sang, v�hicule de tous les bienfaits pour ses habitants, si donc on convient de donner � notre boulevard pr�f�r� l'appellation d'art�re, alors la Place Louis Marin en serait comme un an�vrysme voire, un angiome, puisque, pour toujours filer la m�taphore, la r�gion se trouve fortement vascularis�e : C'est le point de confluence, sur le trajet de notre boulevard, de la rue de l'Abb� de l'Ep�e, qui vient de l'Est, bien perpendiculairement, de la rue Henri Barbusse, qui vient du Sud, comme � rebours, beaucoup plus parall�lement, qui remonte le cours du boulevard sur un trajet de trois cent m�tres, d�limitant sur sa rive Est, celle qui nous int�resse, non pas un p�t� de maison, un block, comme on dit � New York, mais une ligne, une file de maisons, un contre quai, comme � Honfleur ou � Sauzon ( Belle �le en Mer), de la rue Auguste Comte, qui d�boule de l'Ouest, partie de la rue d'Assas et vient heurter la place de plein fouet, y perdant son nom, du coup, en la traversant, puisque de l'autre c�t�, de philosophe et positiviste qu'elle �tait jusque l� elle devient eccl�siastique et protectrice des sourds et muets. Mais, je l'ai d�j� dit, nous n'appelions pas cette place la place Louis Marin, d'ailleurs, je ne sais pas si elle portait un nom avant la mort du Marin en question (survenue, comme nous l'avons lu quelques quinze pages plus haut sur une plaque comm�morative, en 1960, donc largement apr�s mes dix ans), nous l'appelions la place de � la Quinine �. Chacun sait que la quinine, extraite de l'�corce du quinquina est souveraine contre les acc�s palustres. Mais je dois avouer que � la Quinine �, pour moi, est tout autre chose qu'un vulgaire alcalo�de : � la Quinine �, c'est comme � la belle Otero � ou � la Fornarina � ou encore � la Claudia Cardinale �.la quinine au crepuscule, la quinine sous toutes ses coutures Car � La Quinine � est une femme. Une superbe femme de marbre allong�e sur un pi�destal en marbre de trois m�tres de haut. Elle est toute nue. Un linge, qui ne voile que ses cheveux, lui ceint, impudiquement pourrait-on dire, le front et non les hanches. Signe, probablement, qu'elle est malade, mais bien belle tout de m�me, puisque � cause de sa maladie ou plut�t gr�ce � elle, en proie � une horrible migraine, elle a oubli� d'enfiler sa chemise de nuit et nous offre toutes les merveilles de son corps languide. De plus, pour bien nous montrer qu'elle a vraiment mal au cr�ne, et autre chose � penser que de couvrir sa nudit�, elle renverse la t�te en arri�re, drapant ainsi de son voile une partie du socle, et se tient le front d'un avant bras, justifiant ainsi son impudeur, alors que l'autre bras, accoud� sur le socle, permet � son buste, ainsi l�g�rement relev�, de faire la sym�trie avec ses jambes a demi fl�chies. � La quinine �, all�gorie de la souffrance et de la maladie, chouette, les all�gories sont toujours de femmes nues, a toujours �t� pour nous comme une balise, un fanal, un point de ralliement reconnaissable de loin, quand nous revenions de nos promenades, signe que la maison et le bon go�ter n'�taient plus tr�s loin (de m�me, le Lion de Belfort, place Denfert Rochereau, nous a servi longtemps � marquer l'entr�e de notre territoire, le dimanche soir, apr�s les embouteillages sur l'autoroute du Sud qu'on appelait pas encore l'autoroute A6.) � La Quinine �, donc, qui a nourri certaines de mes r�veries �rotiques au d�but des ann�es soixante, s'alanguit au centre de la place Louis Marin, au sommet d'un parall�l�pip�de dress� qui fait aussi office de fontaine double, l'eau s'�coulant par deux robinets � la forme des serpents entrem�l�s du caduc�e situ�es sur chacune des faces �troites du grand bloc de marbre blanc, surmont�es l'une et l'autre des profils en bronze de chacun des deux inventeurs du m�dicament antipalud�en, Caventou et Le Pelletier ( Professeurs � l'Ecole de Pharmacie, 1795 -1877 et 1798 -1842). Malgr� le fait que l'eau �tait - et est toujours - recueillie dans deux petits bassins minables, toujours plus ou moins obstru�s de divers d�tritus, peaux de bananes ou sacs en plastiques, et en d�pit de leur sens de l'hygi�ne r�put� aigu, nous y avons toujours vu des touristes scandinaves, allemandes ou am�ricaines s'y rafra�chir le visage avant d'aller rendre leur v�lo de location hollandais au marchand de cycles un peu plus haut sur le boulevard et m�me �tancher leur soif. cela nous donnait d�licieusement � imaginer qu'on aurait pu bient�t les retrouver elles-m�mes, dans leurs chambrettes de la cit� universitaire, toutes nues sur leurs lits, se tenant le front en proie aux affres de la maladie tropicale que � la Quinine �, contagieuse comme elle �tait, n'aurait pas manqu� de leur refiler par le truchement des sournois serpents qui lui servaient, sous pr�texte de fontaines, � �vacuer les miasmes dont elle �tait infest�e (jamais n'avons nous os� nous- m�mes y tremper le bout de nos l�vres, m�me assoiff�s par nos courses les plus folles.) Sur la face la plus large du socle, on peut lire ces nobles lignes : � L'an 1820, les pharmaciens Pelletier et Caventou firent la d�couverte de la quinine. Par leur pr�cieuse d�couverte, par leur d�sint�ressement, ils ont m�rit� le titre de bienfaiteurs de l'humanit�. � encore et toujours la QuininePour savoir qui est l'auteur de cet inoubliable monument, il faut faire au moins deux fois le tour de l'�difice. On finit par d�nicher une signature, tout en haut, juste sous le voile qui pend le long du socle : Poisson Pierre, S.C. Bravo et merci, encore merci ! On doit � la v�rit� de dire qu'au moment o� j'�cris ces lignes, l'�rotisme un peu pervers et kitsch de notre belle malade vient d'�tre encore aggrav� du fait de la pose, par je ne sais quel tagueur impertinent, d'un soutien gorge peint en blanc � m�me ses seins marmor�ens, la transformant pour un peu en une vulgaire et val�tudinaire preneuse de bain de soleil ou m�me en bonne soeur de films pornos softs. Honte � lui.



J'ai vu �a dans "Le Monde" aujourd'hui. C'est tr�s beau.

24 novembre 2002

Au louvre, le 16 novembre 2002Voici mon copain Franklin et ma copine Agn�s devant mon tableau pr�f�r�, dans la grande galerie du Louvre, par un apr�s midi lumineux de novembre. Je sais, le mot "lumineux" ne "va" pas avec "novembre". Mais c'�tait pourtant ainsi cet apr�s midi l� : la lumi�re �tait partout dans le ciel, sur les pierres, � la surface de la Seine; dans la cour Marly et la cour Puget, elle inondait de tendresse et faisait palpiter les coeurs. Ce furent quelques heures magiques. Que la petite flamme de ce souvenir ne s'�teigne jamais.

21 novembre 2002

Tout le monde conna�t ces curiosit�s graphiques, ces images impossibles de rivi�res remontant leurs propres cours, d'escaliers qui se descendent en montant, de mains qui se dessinnent l'une l'autre, de vols de canards qui se transforment en champs de bl�s dont M. C. Escher s'est fait l'in�galable orf�vre. Phrase impossible (et doublement, si j'ose dire, impossible) : Aujourd'hui, je n'ai pas pens� � toi.

20 novembre 2002

Je me souviens du capitaine Troy.

19 novembre 2002

je suis compl�tement abasourdi par ce qu'on peut lire ces jours-ci dans la presse (cf par exemple "le Monde" dat� du 19 novembre) sur la prolif�ration des fausses plaques comm�moratives dans Paris. La fameuse plaque dont je parlais sur cet �cran il ya un peu moins de six mois ("Ici, le 17 avril 1967, il ne s'est rien pass�", pos�e rue du Banquier) ne serait donc pas unique ? Tout un monde s'�croule ! Tout ceci serait donc l'oeuvre d'un gang oulipien organis� et non celui d'un hurluberlu po�te et furtif ? Ah, ma brave dame, la po�sie fout le camp ! Afin, donc, de respecter la v�rit� historisque et tout le toutim je suis dans l'obligation de vous envoyer vers � cette enqu�te tout � fait s�rieuse d�gott�e sur la toile pas plus tard que ce soir. Si, par le plus grand des hasards, vous avez manqu� l'�pisode "rue du Banquier" sur ce site, et bien que vous soyez un tr�s mauvais �l�ve (ou alors peut-�tre n'�tiez pas encore n�, et, l�, vous �tes obligatoirement excus�s), je veux bien vous diriger sur les archives de juin 2002 (voir au 15 dudit mois, un samedi) de Ciscoblog.

16 novembre 2002

La toute premi�re image que j'ai de la psychiatrie date de fin octobre 1968. La fi�vre des �v�nements �tait quelque peu retomb�e. Nous avions pass� nos examens en septembre. Pour �viter tout remous, on avait demand� aux profs de recevoir tout le monde. Les oraux avaient �t� incroyablement faciles. Des examinateurs, r�put�s de vraies peaux de vache, qui, lors des c�l�bres "colles des agr�g�s" d'avant mai vous retournaient sadiquement sur le gril et vous trouvaient toujours une question � laquelle il �tait impossible de r�pondre, comme la description d�taill�e des insertions sur l'os pisiforme par exemple, et vous recalaient en vous traitant de pure nullit�, se mettait soudain � vous poser des questions dont on trouvait la r�ponse dans les manuels de science naturelle des �l�ves de sixi�me. Nous n'osions pas y croire. Nous ne reconnaissions plus, dans ces examinateurs bienveillants et pleins d'encouragements, appliquant cyniquement les consignes, les ma�tres hautains et m�prisants qui avaient sem� la terreur les deux premi�res ann�es. Nous r�pondions des �vidences du bout des l�vres, persuad�s qu'on nous tendait un pi�ge et que nous allions chuter � la question suivante, qui ne venait pas car nous �tions d�j� d�clar�s re�us, incr�dules. La grande victoire de mai, en m�decine, avait �t� "l'externat pour tous", c'est-�-dire le droit � une formation pratique pour tous, ce qui, avant Mai 1968, n'avait jamais �t� �vident. Jusque-l�, on pouvait passer avec succ�s tous ses examens, devenir m�decin, sans avoir jamais examin� vraiment un seul malade, et avoir �t� form� uniquement dans les livres (Mai 68 a �t� la vraie fin des m�decins de Moli�re). Il y avait donc les bons m�decins, ceux qui avaient le potentiel pour devenir professeurs, et qui avaient pass� les concours, l'externat et l'internat ( "L'externe est debout quand l'interne est couch�": c'est le moyen mn�motechnique pour se souvenir de la position des ligaments du genou) et qui pouvaient s'exercer sur de vrais patients, sous la tutelle de leurs a�n�s, et les mauvais m�decins qu'on lan�ait dans la carri�re, sans aucune exp�rience, tout juste bon � soigner les rhumes et les cors aux pieds, mais qui se formaient tout de m�me sur le tas, permis d'exercer en poche, avec la terreur perp�tuelle, directement li�e au sadisme de leurs ma�tres, de tuer leurs premiers patients. Il y avait r�ellement une aristocratie et une pl�be m�dicale. On doit � Mai 68 d'avoir tent� et � peu pr�s r�ussi � niveler tout cela. Il avait donc fallu consid�rablement augmenter les postes d'externes (on ne disait plus externes, qui �tait un titre, le premier �chelon de l'aristocratie, mais "�tudiants hospitaliers"). Les grands CHU, les grandes facs, ont donc �t� oblig�es de passer des conventions avec tout un tas d'h�pitaux consid�r�s jusque l� comme de seconde zone qu'on appelait aussi "p�riph�riques" et qui n'avait jamais b�n�fici� de la moindre consid�ration universitaire. L'h�pital de Corbeil-Essonnes �tait un de ces vieux hospices, cr�e � la fin du XIX�me si�cle, gr�ce aux dons de deux industriels, les fr�res Galiganni. Il dressait ses sinistres b�tisses sur une colline qui surplombait la Seine, un peu en dehors de la ville, qui vivait de ses minoteries (les grands moulins de Corbeil), de ses papeteries (D'arblay), de ses imprimeries (H�liogravure) et de son port fluvial, et dont l'histoire avait �t� faite par les grands patrons paternalistes et les luttes ouvri�res. De Corbeil, je n'avais, moi, que le souvenir d'une ville grise et quelconque, travers�e par la nationale sept que chantait Charles Trenet et que nous empruntions, entass�s dans la 203 familiale, au milieu des embouteillages des d�parts en vacances vers le midi, bien avant la construction de l'autoroute du Sud.

On nous avait donc r�uni dans cette vielle salle de la Salpetri�re, trop petite et rapidement enfum�e. On avait tir� une lettre au sort : le "h" �tait sorti. j'�tais donc parmi les derniers � choisir. Il ne restait plus aucun poste dans les services parisiens. Je choisis donc, sans aucun enthousiasme, la neurologie � Corbeil, plut�t que la g�riatrie � Monfermeil ou la r��ducation fonctionnelle � Juvisy, et me pr�parait � un triste exil au bout des lignes de trains de banlieue qui ne s'appelaient pas encore des RER. Je me souviens de mon arriv�e � l'h�pital de Corbeil par un matin d'octobre froid et brumeux. Je suis all� me pr�senter � l'administration ou je rencontrai une sorte d'adjudant tout � fait antipathique qui m'envoya sans le moindre mot de bienvenue chercher une blouse � la lingerie parce que j'�tais d�j� en retard. l'h�pital �tait une sorte de chaos architectural : il y avait les b�timents originels, autour de la cour d'honneur, en briques, fa�on caserne, avec des hauteurs de plafonds d�mesur�es et des escaliers trop sonores, avec les services de "m�decine homme" et "m�decine femme", de part et d'autre du b�timent administratif, la chirurgie et la maternit�, derri�re, autour d'un cour sombre, sous le mur d'enceinte, rien que des salles communes de trente lits au moins et m�me dans les combles glaciales en hiver et surchauff�es en �t�, le sinistre service Jauzon o� officiaient encore les derni�res religieuses en cornette, et il y avait les extensions, les rajouts b�tonn�s, d�pareill�s et anarchiques rendus n�cessaires au fil des ann�es par une augmentation pas du tout ma�tris�e de l'activit�. Ainsi la lingerie se trouvait, pas tr�s loin de la cuisine, elle-m�me hideux appendice de b�ton, au bout d'un d�dale de couloirs, d'escaliers et de portes mal ajust�es. J'y re�us une blouse aux manches courtes, trop longue et sans formes, un manteau r�glementaire en gros drap bleu marine et un jeu de ces tabliers qui nous faisaient ressembler � des apprentis bouchers. j'enfilai cet accoutrement, mettait mon st�thoscope en �charpe, pour �tre s�r de ne pas �tre confondu avec un brancardier, et me h�tai vers la neurologie o� la visite avait certainement d�j� commenc�. Je traversai � nouveau la cour d'honneur toujours aussi d�serte et triste, descendis quelques marches, longeait le b�timent de pneumologie, qu'on appelait LBH, je ne sais plus pourquoi, peut-�tre �taient-ce les initiales d'une c�l�brit� de la sp�cialit�, et qui �tait, quant � lui, d'une r�elle beaut�, avec ses grandes verri�res orient�es vers le levant, autrefois d�di�es aux chaises longues des tuberculeux (c'est celui qui, vingt-cinq ans plus tard, l�g�rement remani� et repeint, deviendra le service d'hospitalisation psychiatrique que nous avions tant combattu.) Ce qui faisait office de vague parc disparaissait sous un brouillard opaque que l'humidit� du fleuve tout proche entretenait. Je distinguais au loin deux baraquements sinistres qui se faisaient face. Jamais on ne se serait cru dans un h�pital. Je m'approchai, le coeur commen�ant � me remonter dans la gorge, de ce qui ressemblait plut�t � un Stalag ou un Lager. L'un des baraquements �tait le Chalet, et l'autre la Neuro. La Neuro n'avait de neurologique que le nom, c'�tait en fait un service dit de "moyen s�jour", dirig� certes par un neurologue, le docteur M*-M*, mais qui en fait �tait l'annexe de la maison de retraite, avec des petits vieux encore plus mal en point ou au bord de la mort. Je poussai la porte et p�n�trai dans un hall qui donnait sur deux immenses salles communes, l'une d'hommes et l'autre de femmes. une chaleur moite, charg�e de miasmes me sauta au visage et une odeur de merde et de soupe m�lang�es, que jamais je n'oublierai, m'emplit les narines, odeur dont inexplicablement j'ai encore la nostalgie comme celle de mes vingt ans � tout jamais enfuis.

La visite avait d�j� parcouru et quitt� la Neuro, je courus la rattraper au Chalet qui �tait aussi dirig� par le m�me chef de service, M*-M*. Il avait connu son heure de gloire autrefois, disait-on, en terminant premier de l'internat de Paris. Le fait qu'il ait �chou� � Corbeil, petit h�pital de banlieue perdue, �tait d'ailleurs suspect, par d�finition. J'appris plus tard qu'il souffrait de psychose maniaco-d�pressive qui frappe sans distinction de classe ni de race et qui avait g�ch� une carri�re promise � de plus hauts sommets. En attendant il faisait la visite au Chalet. Seul ma�tre � bord apr�s dieu. Il " faisait la visite ", comme les grands patrons dans les services parisiens, avec une �vidente nostalgie, obligeant tout le service � le suivre, un peu comme Robinson Cruso� sur son �le quand il force Vendredi � mimer la rel�ve de la garde, avec la certitude qu'en maintenant co�te que co�te la forme du c�r�monial il retrouverait un jour la vieille Albion. C'�tait un homme de la quarantaine, imposant, le visage sanguin orn� d'un bouc couleur de corbeau, engonc� dans un sarrau et un tablier blanc. Il ressemblait, lui, plus � un sapeur qu'� un commis boucher, un peu � cause de la barbe. Une autre "victoire" de mai 68 avait �t� la s�paration de la neurologie et de la psychiatrie en tant que sp�cialit�s m�dicales distinctes. Mais, � cette �poque la plupart des neurologues �taient encore neuropsychiatres et soignaient indiff�remment les syndromes c�r�belleux, les maladies de Parkinson, les polyn�vrites alcooliques, les sciatiques, les m�lancolies stuporeuses, les troubles du caract�re et les bouff�es d�lirantes aigu�s. Au Chalet, horrible baraquement pr�fabriqu�, il y avait les fameuses " cellules " dont Bonnaf� parlera plus tard apr�s les avoir glorieusement abolies. Mais personne ne savait encore que Bonnaf� allait jeter son d�volu sur Corbeil pour y mettre en pratique ses id�es sur la psychiatrie de secteur. C'�tait encore trois ans avant. Je rejoignis aussi discr�tement que possible la maigre file de blouses blanches qui suivait le patron dans un couloir nu sur lequel donnait six lourdes portes qu'on ouvrait une � une en tirant un gros loquet apr�s avoir jet� un coup d'oeil � travers le judas. Trois ou quatre �taient occup�es par les prises de la nuit. M*-M*, form� � l'�cole de la neurologie fran�aise, faisait la le�on, dans la grande tradition des pr�sentations de malades, � un auditoire indiff�rent et mal r�veill�, en traquant les signes de la folie des pauvres bougres enferm�s l�, qui n'avaient pratiquement aucune chance de s'en tirer et allaient in�vitablement se retrouver envoy�s, pour ne pas dire d�port�s, � cent cinquante kilom�tres de l�, � l'h�pital psychiatrique de Clermont de l'Oise (Le centre psychoth�rapique Barth�lemy Durand, � Etampes, dernier des h�pitaux-villages construits n'ouvrira qu' en 1971, deux ans plus tard.) Je m'en souviens comme si c'�tait hier. Les cellules �taient nues et leurs occupants en pyjamas r�glementaires. Il n'y avait ni eau ni commodit�s hormis un seau � couvercle. On s'engouffrait dans la cellule, le " malade " se levait de son grabat impressionn� par le nombre et le d�corum. Le chef de service, proc�dait imm�diatement � son interrogatoire avec une politesse convenue. Il lui demandait pourquoi il �tait l�, le laissait � peine r�pondre et lui demandait alors, � br�le pourpoint, s'il entendait des voix ou s'il �tait triste, ou encore s'il buvait depuis longtemps, c'�tait selon. Cela d�pendait de son allure. De toute fa�on, on trouvait toujours un signe pathognomonique. Syphilis, alcoolisme, d�g�n�rescence, h�r�dit�. Et on ressortait, on refermait la porte, le patron faisait un bref commentaire, donnait ses ordres et on passait � la cellule suivante. C'�tait il y a juste un peu plus de trente ans, c'�tait hier. Je me souviens d'un homme d�j� �g� dans la derni�re cellule, debout au garde � vous, grand, d�passant le patron d'une t�te, les yeux fix�s au plafond, la t�te rejet�e en arri�re, agit� d'un tremblement de tout le corps. Le patron lui demande si c'est de froid. L'autre r�pond : " non, c'est de joie, c'est de joie ". Il a l'accent alsacien, il prononce " c'est te choie ". Il me fait penser � Mongrandp�re, avec sa grande taille et son accent, et j'ai les larmes qui me montent aux yeux. Je revois Mongrandp�re attach� � son lit, se d�battant, agit�, perdu, confus apr�s un accident vasculaire c�r�bral, me demandant de le ramener � la maison en alsacien, m'engueulant de ne pas le faire en fran�ais et moi qui pleure de ne pas le faire dans une salle commune de l'H�tel Dieu avant que je m'enfuie, �pouvant�. C'�tait cette ann�e l�, il est mort, apais�, apr�s son retour � la maison, quelques semaines plus tard. La visite est termin�e. Je me retrouve � l'air libre. Le brouillard s'est un peu d�chir�, il y a des lambeaux de ciel bleu. Je respire. Quelques jours plus tard, un camarade me demande de changer avec la chirurgie. Je saute sur l'occasion pour fuir le Chalet et les cellules. Je continuerai le semestre dans les salles d'op � tenir les �carteurs, pench� sur les entrailles des bless�s de l'autoroute du Sud.

Mais ma vraie premi�re rencontre avec la psychiatrie a lieu trois ans plus tard. Cette fois ci, j'avais pu choisir mon lieu de stage, quel que fut la lettre tir�e au sort, car d�j� � l'�poque, la psychiatrie ne s'arrachait pas. L'h�pital de Moisselles �tait pratiquement la seule entreprise de cette petite ville situ�e loin au Nord de Sarcelles, et � l'Ouest de Montmorency, � l'endroit incertain o� la banlieue s'effiloche dans la campagne, avec cet �trange assemblage de cit�s, de champs de bl� ou de colza et d'usines de produits chimiques. C'�tait un h�pital pavillonnaire classique, avec cours et galeries. La circulaire de mille neuf cent soixante sur la mixit�, �dict�e dix ans plus t�t, n'avait pas atteint cette banlieue recul�e : Moisselles �taient un h�pital de femmes, uniquement. A vrai dire, � cette �poque peu d'h�pitaux psychiatriques �taient mixtes, m�me plus pr�s de Paris. Je me souviens par exemple de Maison Blanche pour les femmes et de Ville Evrard pour les hommes. En revanche, Barth�lemy Durand � Etampes, qui venait d'�tre construit, et Becheville aux Mureaux, encore plus r�cent, ont �t� mixtes d'embl�e. J'allais � Moisselles en voiture. Il fallait, depuis le quartier latin, traverser tout Paris pour rejoindre la porte de la Chapelle et l'autoroute du Nord. Je me souviens du franchissement du Pont au Change � l'aube par les beaux jours d'hiver, le chatoiement du soleil sur la blancheur bleut�e du givre qui recouvre tout, la Seine, les quais et l'enfilade des ponts : un enchantement. Sur le parking � Moisselles, en sortant de mon Ami 6 jaune p�le, je distingue une silhouette errant parmi les voitures gar�es. C'est Guiguitte. Elle est grise des pieds � la t�te. Elle porte une blouse terne comme ses cheveux raides et son regard d�lav�. Elle a l'air toujours effray� et perplexe, elle fait mine de s'avancer vers vous tout en gardant un p�rim�tre de s�curit�. On ne peut pas vraiment l'approcher. c'est la sentinelle de Moisselles. Elle est toujours l�, muette, plus personne ne conna�t son histoire qui se confond avec le temps fig� de l'asile. Elle para�t soixante ans, mais elle en a peut-�tre beaucoup moins. Elle est maigre, cagneuse de partout, les jambes toujours nues avec des chaussettes qui godaillent. Elle se tient de profil, courb�e en avant, les mains jointes sur les genoux fl�chis, le visage tourn� vers vous et le regard vide. Chaque matin, sur le parking, � l'arriv�e des voitures, elle fait mine de s'avancer vers chacun, comme pour un accueil rejetant et d�s qu'on s'approche, elle bat en retraite, elle a ses cachettes. Depuis longtemps, elle ne parle qu'une langue qui n'appartient qu'� elle, faite de sons gutturaux, et que seuls les plus anciens soignants de Moisselles savent traduire. Guiguitte, c'est peut-�tre le diminutif de Marguerite. Peu apr�s, au bar, qui est � la fois un vrai bar et le centre socioculturel de l'h�pital et o� se retrouvent soignants et soign�s pour les assembl�es g�n�rales ou les f�tes, je suis soumis � une sorte de rite initiatique : la rencontre avec Kiki. Ce pr�nom-l� est aussi un diminutif, celui de Christine, peut-�tre, qui s'est perdu dans la nuit des temps. Kiki est l'autre patiente embl�matique de Moisselles. Elle est l'exact oppos�e de Guiguitte. Elle a autour de vingt ans. Elle a les cheveux blonds comme les bl�s, elle p�se cent vingt ou cent trente kilos, elle ne sait pas parler. Elle est toujours nue et rose sous une chemise blanche, une camisole devrait-on dire, si nous n'�tions pas dans un asile, elle ne peut conserver sur elle aucun autre v�tement, pas m�me un pull au plus dur de l'hiver. Elle est toujours en nage, �chevel�e, couverte de taches ind�finissables. D�s qu'elle vous voit, elle court vers vous et vous agrippe, vous enserre de ses �normes bras, vous �touffe sous ses gros seins et vous donne des baisers baveux tout en vous tirant les cheveux. Une grande partie de vos efforts de la journ�e tend � �viter les d�monstrations d'affection de Kiki qui tournent souvent � l'acc�s de col�re. Mais, en ce premier matin, je ne peux me d�rober. Je viens de commander un caf� et me suis install� sur un tabouret en regardant partout autour de moi. il y a des tables avec des consommateurs, comme dans n'importe quel caf�. Certains sont des soignants, d'autres les patientes. On m'a pr�sent� comme le nouvel externe. L'accueil a �t� simple et chaleureux. Tous les nouveaux arrivants viennent me serrer la main, certaines me demandent une cigarette ("vous �tes un nouveau m�decin ?" -"Non, je suis le nouvel externe, je m'appelle Francis" - "Bonjour, moi c'est une telle, etc.") Une furie fait irruption. C'est Kiki. Elle se rue vers moi, grimpe sur le tabouret le plus proche du mien et se met � me tripoter partout. On me pr�sente : "C'est Kiki. Dis bonjour � l'externe, Kiki". Elle a d�j� la main dans mon pantalon, je ne sais pas si je dois me d�fendre ou subir avec le sourire. On me rassure : "Elle est toujours comme �a, surtout avec les nouveaux." Ah, bon. Me voil� rassur�. Son autre main est agripp�e � une touffe de mes cheveux. J'ai le plus grand mal � la faire l�cher et � me d�gager. Avec le sourire, donc. J'ai le sentiment que la sc�ne a �t� attentivement observ�e. Ai-je pass� le test avec succ�s ? Kiki engloutit une tasse de lait br�lant et quitte le bar en se ruant derri�re une infirmi�re. Moi, je me sens bien, l�. Il fait bon, Il y a une odeur de caf� au lait. il r�gne maintenant un grand calme une solidarit� bienveillante. On me fait des sourires, il y a des bruit de vaisselle et de voix tranquilles. Je sais que je vais rester longtemps � Moisselles. En me souvenant de ces instants je pense � une phrase de Maurice B�reau, des ann�es plus tard lors de nos conversations sur l'accueil : "Quand je suis au milieu des autistes, je ne bouge plus. Je ne veux pas les d�ranger, au contraire. J'ai envie de me figer dans un calme absolu et d�finitif, comme eux. C'est comme une paralysie irr�pressible et reposante. Une envie de ne plus rien faire du tout. Ca te change la perception du monde."

15 novembre 2002

Ce soir, juste cette phrase (plus celle du deuxi�me paragraphe, forc�ment) : � Dans cette phrase le mot dans appara�t deux fois, le mot cette appara�t deux fois, le mot phrase appara�t deux fois, le mot le appara�t treize fois, le mot mot appara�t treize fois, le mot appara�t appara�t treize fois, le mot fois appara�t treize fois, le mot treize appara�t cinq fois, le mot cinq appara�t deux fois, le mot deux appara�t sept fois, le mot sept appara�t deux fois et le mot et appara�t deux fois. �

Vous pouvez trouver tout un tas d'autres exemples d'"�criture amusante" (j'�cris "�criture amusante" comme on disait, au d�but du si�cle dernier "physique amusante". Souvenez vous ! ces petits tours de magie avec des verres d'eau, des pi�ces de monnaie, des allumettes etc.) sur le site : http://www.cetteadressecomportecinquantesignes.com

14 novembre 2002

Ce soir, et ne me demandez pas comment ("ces myst�res nous d�passent, feignons d'en �tre l'organisateur") j'ai trouv� ��. Oui, vous avez bien vu. Ne pensez-vous pas que cela est �tonnant, voire incroyable ? Saviez vous qu'un tel film �tait sorti, ou allait sortir, ou m�me qu'il �tait possible ? Vous n'en revenez pas. Moi non plus. Ca r�concilierait presque avec les am�ricains, non ? Ou bien �a ach�verait de nous les rendre insupportables ? Pas de r�ponse, pour ma part, � cette angoissante et culturellement exceptionnelle question. Bonne nuit !

P.S. Comment trouvez vous ces petits dessins anim�s sans pr�tention ?


Mon p�re a toujours fait plus jeune que son �ge. Du plus loin que je m'en souvienne, cette particularit� lui a toujours valu une petite admiration, en particulier de la part de dames, pour la plus grande fiert� de ma m�re, qui, il faut dire, est plus jeune que lui de onze ans. Je me souviens des commentaires �logieux de l'entourage ou des exclamations de surprise quand il annon�ait, apr�s l'avoir faite deviner longuement, sa date de naissance. Il faut dire, qu'en tant que fils, je jouissais aussi un peu des retomb�es de cette petite gloire avec une fiert� touchante mais largement usurp�e. Cela a dur� tr�s longtemps jusqu'� ce qu'il atteigne un �ge tr�s avanc�, au de-l� de quatre-vingts ans, car maintenant, bien qu'il ne soit en aucune mani�re atteint des infirmit�s fr�quentes li�es au grand �ge (il n'est pas sourd, il y voit tr�s bien, il se d�place sans difficult�s, fait sa gymnastique tous les matins, etc.) il a l'air de ce qu'il est : Un vieillard. Alerte, certes, mais un vieillard, in�luctablement, une personne de qui on peut dire qu'elle est tr�s vieille. Bref, � Quatre vingt-huit ans son �ge l'a rattrap�. Je n'ai pas h�rit� de ce don. Je fais mon �ge, sans plus, mais je fais mon �ge. Mon fr�re en a h�rit�, lui. Je me rappelle que jusqu'� trente ans, on lui donnait souvent dix-huit ans, tout au plus vingt. La derni�re fois que je l'ai vu, il y a un an, il avait donc quarante-huit ans, tout avait chang� : j'avais toujours eu le sentiment que j'�tais l'a�n� des deux, non pas parce qu'il y avait une diff�rence d'�ge effective (nous avons dix-sept mois d'�cart) mais parce son apparence �tait v�ritablement celle d'un homme tr�s jeune. Et l�, subitement j'ai eu conscience (�tait-ce d� au fait que nous ne nous �tions pas vus depuis longtemps ?) que je me trouvais face � une personne de mon �ge, qui aurait m�me pu para�tre plus vieille que moi. J'ai eu la r�v�lation que l'�ge avait rattrap� mon fr�re, et que mon fr�re m'avait rattrap�. Etrangement, notre brouille n'en p�se que plus encore. Mais je veux en revenir � l'apparente jeunesse de mon p�re, car je lui dois la premi�re grande tristesse de ma vie. Il nous a longuement menti sur son �ge. Pour quelle raison ? Par coquetterie ou pour ne pas avoir � justifier une diff�rence d'�ge qui peut-�tre g�nait ma m�re ou une quelconque grand-m�re, dans une image id�ale d'harmonie conjugale qui n'existait pas, � ce niveau-l�, au moins. Mensonge b�nin, faute v�nale, mais en �tait-ce seulement une � leurs yeux ? Bref, quand nous �tions petits, la version officielle lui donnait tout juste un an de plus que notre m�re. Un jour, quand j'eus atteint les dix ans, la r�v�lation de son �ge v�ritable, qu'il fit sans trop y penser, comme on met fin � une plaisanterie un peu longue ou � un petit mensonge de convenance sans importance, au d�tour de la fin de repas de midi, avant de retourner � l'�cole, me plongea dans un d�sarroi que n'avais encore jamais connu. Je fus soudain assailli par l'id�e que j'allais le perdre, qu'il allait bient�t mourir. Dix ans de plus ! Ils nous avaient tromp�s sur un temps qui repr�sentait toute la dur�e de ma propre vie, une �ternit� ! Notre p�re, que nous croyions jeune et �ternel se trouvait soudain vieux et mortel. Et puis, l'image de couple harmonieux, � laquelle ils nous avaient montr� qu'ils tenaient tant, vacillait justement elle-m�me tout enti�re, par la chute du d�tail absurde qu'ils avaient rajout� pour la parfaire. Les larmes nous vinrent aux yeux. Ils nous prirent tour � tour dans leurs bras, se rendant compte soudain de leur erreur, tentant de nous consoler mais ne faisant qu'aggraver notre tristesse. Pendant longtemps, le soir au lit, nous avons essay�, mon fr�re et moi, de consid�rer sans y arriver que notre p�re n'�tait pas un vieillard pr�s de la mort. Je n'arrivais plus � l'embrasser sans que l'image de son prochain enterrement ne vienne m'assaillir. Je me retenais de lui dire, et il me retrouvait en larmes, sans comprendre, � la fin du baiser. Pendant longtemps, nous avons craint qu'ils ne divorcent, comme �a, uniquement parce qu'une jeune femme n'est pas faite pour un vieil homme. Et puis ils sont rest�s ensemble, nous nous sommes mis � percevoir leurs dysharmonies. Les enfants savent que les p�res sont mortels. Mais le terme de l'existence des parents est rejet� en principe dans un avenir suffisamment irrepr�sentable pour qu'ils n'anticipent pas trop l'angoisse de la perte. Le mensonge stupide, par le simple fait qu'il �tait un mensonge, avait brouill� nos rep�res temporels mal assur�s et rendu palpable la mortalit� des adultes et des couples. Ce qui �tait probablement l'inverse de ce qui l'avait motiv�. Nous en voul�mes � notre p�re assez longtemps avant d'oublier et de vieillir nous-m�me assez pour nous repr�senter le moment de la mort de mani�re suffisamment rationnelle. Et surtout, il eut le bon ton de vivre vraiment longtemps. Heureusement pour lui !

09 novembre 2002

Ce soir je suis tomb� par l�. Si, comme moi, vous �tes un fan des bandes sons de J.L. Godard je vous recommande de cliquer. En plus, c'est un tr�s beau site qui envoie sur pleins d'endroits tous plus envo�tants les uns que les autres. Par exemple, celui-ci. Bonne ballade (je suppose qu'une connexion rapide est plut�t recommand�e...)
le m�me jour, toujours dans les embouteillages,au cr�puscule, avant la garde La nationale sept prend des allures de Highway. C'est le soir, au cr�puscule. Il y a comme une sorte de magie dans l'air. Au milieu des embouteillages et de toute ma m�lancolie, j'ai le sentiment �trange et exaltant qu'il suffit d'appuyer sur le bouton de mon vieil Espio Pentax pour en voler quelques bribes. Il y a d'autres clich�s, par exemple celui-ci ou celui-l� : la beaut� dure dix minutes par jour.

08 novembre 2002

Nationale 7, un soir d'octobreCe n'est pas l'am�rique. C'est juste la nationale 7 � hauteur d'Athis Mons, un soir o� je roule vers l'h�pital d'Evry.

06 novembre 2002

Ce soir, j'ai err� parmi les ruelles sombres d'une ville imaginaire, et je me suis perdu par ici . C'est bizarre, envo�tant. On peut ne pas aimer.

02 novembre 2002

Monsieur Chou porte bien son nom. Il est tout petit. Il est tout maigre. Il flotte dans ses v�tements. Il porte un coupe vent bleu marine et un passe montagne de m�me couleur, qu'il pleuve ou qu'il vente. Avec ses lunettes grosses comme des hublots, il ressemble � un dr�le d'homme grenouille � la combinaison beaucoup trop grande pour lui. Il ne manque que les palmes. Mais �a ne serait pas pratique pour p�daler : Monsieur Chou se d�place toujours � v�lo. Il gare son v�lo juste devant la porte du CMP, par crainte qu'on lui vole. Il a raison. Il est tr�s poli, c�r�monieux m�me, toujours s�rieux. Il est vietnamien, ou cambodgien, ou encore laotien. Tout le monde lui dit : "Bonjour Monsieur Chou !", "Au revoir, Monsieur Chou !" C'est amusant de dire ces deux mots : "Monsieur Chou". Tout le monde aime bien Monsieur Chou. C'est un patient agr�able. Je ne connais Monsieur Chou que pour l'avoir crois� dans la salle d'attente. C'est un patient du docteur B. Il vient bien r�guli�rement tous les jeudis � son rendez-vous. Ce que je sais de monsieur Chou ? Trois fois rien : il vit tout seul, il est tr�s pauvre, il est tr�s fou, il dit toujours merci. On dit qu'il est venu du Vietnam (ou du Laos, ou du Cambodge) � v�lo, mais c'est une l�gende. Jusqu'� ce matin je ne savais m�me pas ce que tout le monde sait au CMP : Monsieur Chou se saigne aux quatre veines pour faire des cadeaux. En plus de p�daler en costume d'homme grenouille, Monsieur Chou aime faire des cadeaux ou plus exactement, tient absolument � faire des cadeaux. Ah, les cadeaux de Monsieur Chou ! C'est le roi du potlatch. Je passe donc, ce matin-l�, dans le couloir du rez de chauss�e pour monter � mon bureau, au premier. Au m�me moment, Monsieur Chou sort du CMP. "Au revoir, Monsieur Chou !" En me voyant, il se retourne comme s'il avait trouv� celui qu'il cherchait. Une sorte d'illumination. J'ai toujours eu l'id�e vague qu'il ne savait pas qui j'�tais. Je ne suis jamais intervenu dans sa prise en charge, ou alors pour faire une ordonnance, une fois, pas plus, en l'absence de son propre m�decin. Je me suis tromp�, il semble me conna�tre. Il m'interpelle, timide et plein de respect : "J'ai quelque chose pour vous". "Pour moi ?" "Oui, pour vous." "Mais pourquoi pour moi ?" Sous entendu : "Nous ne nous connaissons pas." "C'est.. C'est que vous �tes un homme..." Il a trouv� son homme : c'est moi, bon, pourquoi pas ? Mais je ne sais encore pas qu'il est un "offreur" de cadeau et qu'aujourd'hui, en ma personne, il a trouv� "l'homme" de la situation, celui, allez savoir pourquoi, � qui le cadeau correspond le mieux. Il se met � fouiller dans son gros sac � main de toile noire, tout en essayant de retenir son coupe vent par le menton et son passe montagne par les dents. Tout finit par tomber par terre. Le voil� � quatre pattes dans l'entr�e du CMP, abandonnant les v�tements autour de lui, il continue de fouiller le sac avec fr�n�sie. "Ne partez pas !" supplie-t-il, presque d�sesp�r�. Au moment o� j'avance pour l'aider � se relever, il tend le bras vers moi. Dans sa main, au bout du bras, un sac en plastique bleu qui enveloppe un objet non identifiable. C'est pour moi. "Mais, Monsieur Chou, je ne peux pas accepter...". Ma r�ponse l'an�antit. Le voil� � genoux. Il est comme l'amoureux transi qui tend un bouquet de fleurs � sa dulcin�e dans les dessins humoristiques. "Je vous en prie, acceptez !" J'ai envie de rire, mais il y va de sa vie, de son honneur, de l'avenir de la plan�te, que sais-je ? Ce n'est pas si dr�le que �a. Je ne supporte pas qu'il s'humilie ainsi : "Monsieur Chou, je ne peux pas accepter si vous restez � genoux et moi debout, relevez vous." Il prend ces derniers mots pour un ordre et, tout en se redressant, r�ussit � me fourrer entre les mains le sac de plastique bleu. Il se met au garde � vous et fait un impeccable salut militaire, radieux. C'est comme s'il �tait venu � bout d'une mission sp�ciale. Comme s'il avait r�ussi � franchir les lignes ennemies sous la mitraille et en �tait sorti vivant. Il reste raide comme un i., le sourire triomphal aux l�vres. Je m'incline vers lui, � l'asiatique et le remercie le plus chaleureusement possible. Il est toujours au garde � vous, comme le m�daill� qui vient de recevoir l'accolade. Il en pleurerait presque, s'il ne souriait pas. Je d�balle le cadeau : c'est un magnifique tire bouchon d�capsuleur datant d'au moins les ann�e soixante dix, qu'on pouvait, d�j� � l'�poque, acheter dans une grande surface puisqu'il est sous plastique (mais il a du l'acheter dans un "tout � dix franc", pardon , dans un "tout � deux euros"). Le carton qui sert de support porte un d�cor tr�s kitch et le nom du d�capsuleur : " Le Limonadier". C'est effectivement comme �a qu'on appelle ce genre de d�capsuleur multifonction au petit couteau pour d�couper la capsule, � la vrille (ou la m�che) pour percer le bouchon et � l'ing�nieux syst�me de levier pour le tirer, comme celui-ci. C'est un tr�s beau cadeau. Je suis tr�s honor�. Il ne fallait pas. Je ne sais pas quoi dire. Je comprends pourquoi il fallait absolument un homme : ce sont les hommes qui servent le vin. Monsieur Chou est comme ce Rabbin qui parcourait les rues de Novogrodock en criant : " Des r�ponses, j'ai des r�ponses ! J'ai tout un sac de r�ponses ! Mais qui a une question, qui veut bien me poser une question ?" Monsieur Chou ach�te des cadeaux, se ruine, il en a dix ou quinze d'avance, pr�ts comme des r�ponses; seulement c'est le donataire, celui � qui il va les offrir qui est la question. Monsieur Chou me d�livre en rompant la posture militaire et se confond lui-m�me en remerciements et en adieux. Il recule vers la porte au milieu des courbettes et regagne son fid�le v�lo. Nous avons tous d�j� connu ce d�sagr�able sentiment d'�tre forc� de recevoir un cadeau : le donateur proteste toujours que ses intentions sont pures, qu'il ne tente pas de vous acheter, que c'est "du fond du c�ur", qu'il n'attend rien en �change. Mais, pr�cis�ment c'est ce "fond du c�ur" qui nous inqui�te : ce fond est trop profond. La chose (l'objet-cadeau) en dit mille fois plus sur ses intentions que l'image-mot du c�ur. La chose emporte toujours avec elle un bout du coeur du donateur, malgr� toutes ses protestations. C'est d'ailleurs ce que dit le sage maori Rapaniri : " Les choses, les taonga ont un esprit (le hau). Cet esprit est autant l�esprit de la chose, que finalement celui de la personne qui poss�de le taonga. Parce que la chose donn�e poss�de un hau et que ce hau veut rentrer chez lui "; Mais Rapaniri va plus loin : "supposons, dit-il � l'anthropologue Best, que tu me donnes un cadeau et que je le transmette � un tiers ; lorsque celui-ci s'avisera de rendre par r�ciprocit� un autre cadeau, je ne pourrai le garder pour moi car il est juste que je te le redonne : ce cadeau est le hau du tien (le hau : prestige que t'a m�rit� le cadeau que tu m'as fait) et il ne serait pas juste de le garder pour moi, je pourrais en mourir. Le "hau" n'est donc pas seulement l' "esprit" de la chose, il est le prestige m�me du donateur, son honneur, le t�moin qu'il existe pour un semblable comme autre, mais aussi un �l�ment tiers, qui fait "tourner" le syst�me du don et permet le lien non mortif�re entre les �tres. Ecoutons encore Rapaniri : "la for�t donne des oiseaux au chasseur, le chasseur me donne un oiseau que je redonne � la for�t. Mais, en plus j'y ajoute le mauri, que je fabrique de mes mains et qui est une repr�sentation du prestige (du hau) que g�n�re le don". Rapaniri remet le mauri � la for�t pour que le cycle de la chasse se reproduise � son initiative. Il cr�e donc une chim�re de r�ciprocit� dont il peut tirer un esprit avec lequel il enchante le monde. Ce que Rapaniri ne dit pas, mais nous dit presque, c'est que ce n'est qu'� partir de cet enchantement du monde qu'il peut, lui-m�me, admettre sa propre existence en tant que sorcier, sage, passeur : �tre bien contradictoire que celui qui donne et re�oit en m�me temps ( celui qui maintient r�unis et s�par�s, joints et disjoints, le monde des morts et celui des vivants, l'homme et la nature, le groupe et l'individu, l'�me et le corps, etc.) Monsieur Chou, lui aussi, peut-�tre, "fait-il tourner" le syst�me, � sa mani�re ? Peut-�tre, lui aussi, se sent-il "responsable" du mouvement du monde, justifiant ainsi son existence � donner, recevoir, rendre. Quelle histoire, monsieur Chou !

PS : il va sans dire que j'ai chang� le nom de Monsieur Chou.