Pages

30 janvier 2003

je me souviens de : "La santé çà n'a pas de prix/donnez donnez de l'air aux sardines !" de Pierre Louki

28 janvier 2003

J'ai oublié le nom de l'actrice qui joue dans le film "la fiancée du pirate". Enfin, je dis ça pour vous la situer, pour que vous sachiez de qui je parle. Elle a joué dans tout un tas d'autres films qu'il est inutile de vous citer. C'est son nom que je cherche. Pas autre chose. Là, juste maintenant. Je ne sais même plus ce qui m'y a fait penser. Ca n'a pas d'importance. Sachez le dès maintenant, j'irai jusqu'au bout. C'est une actrice très célèbre, bien sûr, vous voyez très bien de qui il s'agit. Son nom ne vous échappe pas, à vous. Bon, procédons avec méthode. Je me souviens très bien, par exemple, du nom de l'auteur du film "la fiancée du pirate" : Nelly Kaplan. C'est un début. Ne pas confondre avec Leslie Kaplan, écrivain, dont l'avant dernier livre est " Le psychanalyste" et dont le dernier livre vient de sortir, je l'ai vu à Compagnie (ou sur le site des éditions P.O.L, sur Internet, d'où j'ai téléchargé, il y a une heure à peine, le dernier épisode du feuilleton informatique de Martin Wrinkler, "Plume d'Ange", l'auteur de la "Maladie de Sachs", vous voyez bien comme je me souviens de tout (mais pas du nom de cette actrice, c'est idiot)), ce n'est pas le moment de s'égarer en cherchant son titre, je veux dire celui du dernier livre de Leslie Kaplan (que j'ai donc oublié aussi, mais c'est moins grave.) Donc, "La Fiancée du Pirate" est le principal succès de Nelly Kaplan ; elle a fait d'autres films, mais je ne me souviens pas non plus lesquels. De toute façon ils ne sont pas très connus. Ce n'est pas comme le nom de cette actrice. Je viens de l'avoir sur le bout de la Langue. (ce doit être une assez vielle dame, maintenant, Nelly Kaplan, je veux dire, pas l'actrice, quoi que. "La Fiancée du Pirate" date du début des années soixante dix, je l'ai vu quand il est sorti, dans une petite salle de la rue Champollion, ou au "Cujas"). Le fait de me souvenir du nom de l'auteur du film (beaucoup moins connu) que l'actrice qui y joue me rassure sur l'éclipse (momentané, j'en suis sûr) de ma mémoire. Elle (l'actrice) a joué aussi dans les films de François Truffaut, dans les tout premiers ("Tous les garçons s'appellent Patrick", non celui là est de Godard, un des tout premiers, très drôle, avec aussi Jean Paul Belmondo, tout jeune, avant "A bout de souffle" (mince, j'ai du chercher aussi un moment avant de l'écrire, ce titre. Décidément) et aussi Jean Claude Brialy. Ce n'était encore même pas la Nouvelle Vague, mais çà n'allait pas tarder. Bref, je m'égare encore. Pas "Tous les garçons s'appellent Patrick" Mais "Les Mistons", un court métrage, aussi. En noir et blanc, aussi. Avec les vrais bruits de la rue et la caméra à l'épaule. Et elle a joué dans un autre film de Truffaut, pas très connu (enfin, si, des cinéphiles, je suppose, ou des heureux possesseurs du câble ou du satellite qui leur donne accès à "Cinétoile" et autres "Ciné-Classiques") : "Une belle fille comme moi", pas comme moi, belle, bien entendu, c'est pour çà que les guillemets ont leur importance. C'était l'histoire d'une délinquante invétérée, poursuivie par les assiduités, toutes professionnelles au début, d'un travailleur social ou quelque chose comme çà, mais très vite il tombe amoureux d'elle et elle le fait tourner vraiment en bourrique, enfin, si je me souviens bien.) Je n'ai toujours pas retrouvé son nom. Ne perdons pas le fil. C'est une actrice emblématique de la Nouvelle vague, une brune, pas la vague, l'actrice, un beau brin de fille, au décolleté provocant, avec une frange sur le front. Ce n'est pas pour faire le Tartuffe, parce que ses seins, ils étaient vraiment, mais vraiment bandants, mais le plus sensuel, chez elle, c'était encore sa voix : avec une voix pareille, on ne peut qu'appeler des chats des chats, si vous voyez ce que je veux dire. Je viens de l'avoir encore sur le bout de la langue. Vraiment sur le bout. Une fraction de seconde, j'ai cru le tenir. Je l'ai d'ailleurs tenu, j'en suis certain, mais il m'a à nouveau échappé ("quand le désir augmente l'effet se recule", Pierre Corneille note du 6 décembre 2009). Elle a, bien sûr, joué dans les meilleurs Chabrol, les anciens ("Le beau Serge" avec Jean Claude Brialy, encore, mais je ne suis pas sûr qu'il tenait le rôle principal, c'était celui d'un autre acteur, celui de l'alcoolique, je ne me souviens plus de son nom, non plus, je ne vais pas me mettre à le chercher maintenant que je suis déjà en train de chercher le nom de cette actrice, ça va me faire oublier que j'ai oublié son nom, celui de l'actrice, pas celui de l'acteur, mais je l'ai oublié aussi, ça va me disperser pour ne pas dire me désintégrer, il y aura toujours au moins un nom dont je ne me souviendrai pas, et je servirai à quoi, moi, dans tout çà. Gérard Blain. Ouf. C'est venu tout d'un coup (mais toujours pas celui de l'actrice)) et les récents : "Poulet au vinaigre", avec Jean Poiret, "l'Inspecteur Lavardin", où elle est déjà une femme mûre (qui se souvient de "Poiret et Serraut"? Tout le monde, bon.) D'ailleurs, j'y pense, elle a une fille qui est actrice, elle aussi, bien évidemment je ne me souviens pas du prénom, parce que, si je me souvenais du prénom, je me souviendrais du nom, de celui de sa mère, que, comme vous le savez déjà, je suis précisément en train de chercher. Et d'ailleurs, si la jeune, porte le nom de sa mère, c'est que la mère est plus connue que le père, qui n'est peut-être pas un acteur et qui n'a d'ailleurs peut-être jamais reconnu sa fille (mais qu'est-ce qu'on s'en fout) à moins que le père soit lui aussi un acteur connu, mais il aurait le même nom que celui de sa femme et, alors, je m'en souviendrais, nom de Dieu, je m'en souviendrais, c'est là que je voulais en venir. Mais je ne m'en souviens toujours pas. Ni du prénom de la fille. Patience, çà va venir. On ne s'en fait pas. Qui s'en fait ? Vous croyez que quelqu'un s'en fait, ici ? Bon, continuons de tourner autour du pot, de tirer les fils qui dépassent de la pelote. Je me souviens des seins, je me souviens de la voix, je me souviens des partenaires, de presque tous les films, mais pas du nom. De quoi me souviens-je d'autre ? Des années soixante-dix. De nos années soixante-dix, à elle et à moi. Mais si je me mets à évoquer les années soixante-dix, les Beatles, Armstrong sur la lune, l'Ajax d'Amsterdam - pour retrouver le nom de cette actrice, c'est sûr que je vais m'égarer à chercher d'autres noms dont je ne me souviens plus non plus ; çà ne me mènera à rien et çà continuera de me déprimer (qui a dit "déprimer" ici ?) Je me souviens que je l'ai vue récemment à la télé. Je veux dire telle qu'elle est, maintenant, et pas dans les années soixante-dix à la télé de maintenant. Elle est devenue une sorte de matrone, qui se plaît à jouer les vieilles indignes un peu castratrices. Je m'inquiète soudain. De quoi est ma mémoire? Comme dirait l'adjudant de la blague : De quoi sont les pieds ? Réponse : L'objet de l'attention constante du soldat ! Pareil, ma mémoire est l'objet de mon attention constante. Le moindre trou m'agace : je ne passe pas mon temps à me souvenir, mais à vérifier que je me souviens. Que mon sac est bien sur mon dos. Peu importe le poids. Parfois, dans ces moments d'oubli absurdes, j'ai l'impression de me trouver devant un mur, séparé de mon passé à tout jamais, dans un présent idiot, perpétuel et inutile, qui fuit dans les limbes du temps, ou bien dans une rue en ruine, genre Pompéi, qui ressemble à d'autres rues en ruine, au coin desquelles aucune plaque émaillée ne vient à mon secours. Un seul nom vous manque et tout est dépeuplé. çà ne me revient toujours pas, ce foutu nom. Et pourtant je vois son sourire, ses yeux, sa robe noire toute simple et si sexy dans une"Belle fille comme moi", j'entends le son de sa voix, qui est une provocation à elle toute seule, mais de son nom je ne me souviens pas. Personne, à cette heure, à qui demander. J'ai maintenant vraiment envie, que dis-je envie, besoin, de me souvenir son nom, de le savoir, pas du tout parce que cette actrice m'intéresse (elle m'intéresse, en plus, je l'aime bien) pas du tout parce que j'ai de l'"affection" pour elle, que je ne veux pas la perdre, elle, je m'en fiche bien en réalité, c'est seulement de son nom que je cherche à me souvenir, parce que, c'est une certitude, sa perte sera littéralement irréparable. Celle d'un simple nom. Celui d'une actrice qu'il n'est pas du tout important de connaître, en aucune manière, sauf par miracle, si on est candidat aux premières questions de "Qui veut gagner des Millions ?" Les trous de mémoire sont comme les trous noirs, ceux qui, au centre des galaxies, têtes d'épingles pesant des milliards de tonnes, engloutissent tout inexorablement, même la lumière, même leur propre lumière, ils engloutissent votre passé tout entier, ne laissent de vous qu'une fine pellicule transparente et fragile qui ne sert à rien et qui ne vous constitue pas : le présent. Au début, rien du tout. Un trou d'épingle, Un simple accroc au rideau qui laisse passer une toute petite raie de lumière, et, soudain, en accéléré, l'accroc s'agrandi, devient une béance, une déchirure, une cassure, une fracture ouverte sur l'éclat insoutenable de l'oubli, une véritable catastrophe en moins de temps qu'il ne faut pour le dire il a tout dévasté on n'est plus sûr de rien (c'est exprès qu'il manque la ponctuation). C'est pour cela qu'il faut le savoir. Savoir absolument le nom (s'avoir ?). C'est un enjeu. Pour ne pas laisser le rideau se déchirer plus avant. Pour rester soi. Pour que la catastrophe atomique n'arrive pas, pas tout de suite. Rester soi. Tout l'univers est donc concentré en ce simple nom, comme au premier milliardième de seconde du Big Bang, en ce simple et bon dieu de nom que je continue de ne pas retrouver et tout va me sauter à la figure si je ne le retrouve pas. C'est pour cela que, le nom de cette actrice, je ne manquerai pas de le demander, dès demain, l'air de rien, comme en passant, au premier venu, tu sais, cette actrice de la nouvelle vague, qui jouait dans les films de Chabrol, et qui a une fille actrice elle aussi, tu vois qui je veux dire, et bien sûr tu verras, tu me me le dira tout de suite, le nom parce que toi, c'est d'un autre nom dont tu ne te souviens pas, celui d'un footballeur ou bien celui d'un de tes profs au lycée, tu ne connaissais que lui, il te faudra savoir, toi aussi, et ainsi de suite, mais le nom de cette actrice, pas de problème. Enumérer les noms de toutes les actrices qui me viennent en mémoire, les convoquer à la file, en dire des dizaines, des centaines, et même ceux de tous les acteurs, français, américains, ouzbeks, et même ceux de tous les gens que je connais ou que je ne connais pas, pendant des heures s'il le faut, des jours, et même tous les noms d' animaux et tous les noms de toutes les choses du monde entier, pendant des nuits, s'il le faut, bref, savoir que je sais tout le reste, ne réparera pas que je ne sais plus ce seul nom, ce seul et unique nom, qui fait vaciller mon identité à lui tout seul. Bernadette Lafond. Ouf. La fille, c'est Pauline. Mais, vous, vous, le saviez, depuis le début. Pourquoi ne m'avoir rien dit ?

22 janvier 2003

C'est assez amusant, en plus c'est interactif, vous pouvez vous en donner à coeur joie
ah, Marylin...


Si vous êtes un fan de Norma Jane, connaissez vous la "Séance Noire" ? Que vous connaissiez ou non, jetez vous sur votre souris pour cliquer ici !


20 janvier 2003

jolie illustration, non ?Le théâtre. Il faut bien commencer. Dans le silence qui vient avec l'obscurité, il faut bien procéder à ce lent et inéluctable "lever de rideau". Donc, la salle ouvre sa paupière pour rêver : le rideau se lève. Il y a, comme à chaque fois, au moment ou le noir se fait, cette aile invisible qui nous frôle, cet appel d'air, comme solennel, ce vent, cette fraîcheur imperceptible, qui vient de la scène. En sentez-vous la caresse ? C'est un instant magique. On dirait qu'on commencerait par-là : Rideau ! (chuchoté) Silence ! (chuchoté, aussi) -. Une image, un souvenir: La grande galerie du théâtre de la cité universitaire, en 1973. Pas de rideau. Une scène longue comme une allée, au raz du sol, avec les gradins des spectateurs en guise de talus. A un bout de l'allée un plateau pour l'orchestre. Juste au-dessus des gradins, de chaque côté derrière les spectateurs, les obligeant à se retourner, mais bien visibles par ceux d'en face, de petits praticables où apparaissaient ou disparaissaient les personnages dans des décors escamotables en vrai carton-pâte. Je me souviens des rangées de spectateur. Non : des rangées de visages de spectateur (vous souvenez-vous, vous, de la merveilleuse introduction du non moins merveilleux "La flûte enchantée, de Mozart", filmée par Bergman, de ces visages de spectateurs si beaux, dans leur attente de l'émerveillement?) Des visages d'hommes et de femmes, pas un seul pareil, mais tous, absolument tous, ravis, souriants, tout à coup délivrés de toute angoisse, heureux, crédules volontaires, brusquement éclairés par une "poursuite" ou "baladeur" braquée sur eux, faisant soudainement partie, eux aussi du spectacle, écoutant Jérôme Savary, lancé dans une improvisation de haute volée, leur raconter la "solitude du lapin". La pièce, c'était "Les derniers jours de solitude de Robinson Crusoé", et Jérôme Savary, le directeur du Grand Magic Circus. Jérôme Savary était à cette époque-là un Prospero de trente ans, démiurge de pacotille, régnant sur un purgatoire d'animaux tristes et d'acteurs dézingués, avec sa voix de vendeur à la sauvette, de bateleur du pont neuf, d'arracheur de dents, qui ne lâchait jamais sa trompette, toujours prête entonner un blues mélancolique ou une salsa endiablée. Il avait posé un lapin tout blanc, tout innocent, celui même qui sort du chapeau du magicien, sur un guéridon tapissé de vert tendre, juste devant le premier rang des spectateurs, il leur montrait ce que pouvait être la solitude d'un seul lapin devant quelques centaines de spectateurs humains. Il interpellait une spectatrice : "Et vous madame, vous sentez-vous seule ce soir, comme ce lapin ?" Et la dame de répondre, enthousiaste : "Non !" Et le public, heureux, soudain devenu collectif, prenant conscience de la chaleur humaine du nombre, de rire de cette évidence. Mais on pourrait aussi commencer, la même année, je crois, par la nudité toute blanche et intégrale de la blonde Marrucha Bo tout juste rehaussée par ce qu'il faut de strass et plumes d'autruches bleu-ciel, descendant l'escalier final de l'"Histoire du Théâtre" par le groupe TSE d'Alfredo Arias. c'était son frère Facundo qui jouait le meneur de revue. Je me souviens de la nudité de Marrucha Bo : c'était une nudité de théâtre, pas de music-hall, encore moins de strip-tease, à la fois plus exhibée et plus intouchable (dans le "Robinson Crusoé" du Grand Magic Circus les acteurs aussi se mettaient tout nus (ça se faisait beaucoup dans les années soixante dix), et en plus ils chantaient, parce que "Les derniers jours de Solitude de Robinson Crusoé" était un vrai opéra, mais il y avait tout de même un côté grivois, totalement absent de l'"histoire du Théâtre" d'Arias). Je me souviens de Marrucha Bo avec émotion (je ne sais pas si nous sommes nombreux à nous souvenir de Marrucha Bo, étoile filante du théâtre des années soixante-dix, emportée, elle et toute sa splendeur par une leucémie), elle a été remplacée, dans la troupe d'Arias, car le spectacle doit toujours continuer, par Marilu Marini, brune, elle, à la nudité moins préraphaélite, voire carrément "raphaélique", mais tout aussi à l'aise dans son costume d'Eve (c'est elle qui, un peu plus tard jouera le rôle de la chatte dans les "Peines de coeur d'une Chatte anglaise", pièce pour chats du même Alfredo, tirée d'Honoré de Balzac.) Mais cela pourrait tout aussi bien être "Les Iks" de Peter Brook, en 1975, aux Bouffes du Nord, dans cet époustouflant décor universel de théâtre en ruine - il faut entendre "universel" comme dans les groupes sanguins ("donneur universel" ou "receveur universel"), et entendre "ruine" comme dans "les ruines du temple d'Angkor", dans leur dimension sacrée - qui peut tout à la fois représenter le "dedans" le plus modeste (ou le plus fastueux) ou le "dehors" le plus proche (le coin de la rue) ou le plus lointain (la mer ou le ciel ou l'espace intersidéral), spectacle douloureux de bout en bout, voire insupportable, montrant l' irrésistible extermination d'une tribu africaine par le seul effet de l'effraction de la civilisation, et, avec tant de force, comment on peut retourner la nature humaine contre la nature humaine. Ou bien, du même Peter Brook, en 1979, la "Conférence des oiseaux", avec Maurice Bénichou, qui racontait, avec trois fois rien, des bâtons, des tapis, des foulards une histoire qui se passe dans le ciel, et qui vous emportait dans les airs tout assis par terre sur un maigre coussin que vous étiez. Mais on n'en finirait pas de "lever le rideau" sur le Théâtre. Juste deux ou trois souvenirs bien plus anciens, "fondateurs", pour employer un grand mot, et pour tenter d'en finir avec la fin du commencement. 1958 : Roger Planchon fait un triomphe à Paris avec son adaptation des "Trois Mousquetaires" de Dumas. jolie illustration, non ?Il vient de Villeurbanne où il anime le théâtre de la Cité (qui deviendra le Théâtre National Populaire, TNP, succédant à celui, mythique, de Jean Vilar, en 1972). C'est, je crois mon premier souvenir de vrai théâtre. Tout le monde sait que l'on dit : "Les planches", "monter sur les planches". Dans les "Trois Mousquetaires" de Planchon, les comédiens, les mousquetaires, s'affrontent en des duels très chorégraphiés. Les duellistes frappent le sol de leur pied en guise de provocation ou de feinte. On a tous vu ça dans les films de cape et d'épée. Mais là, cela tourne carrément au Flamenco, qui est lui aussi une sorte de duel, ils ne se battent pas, ils contentant de danser et de se provoquer avec une virilité ridicule, frisent leurs moustaches, se tournent lentement le dos en laissant traîner les épées qui raclent le sol ou bien se retournent sans crier gare, synchrones, hurlants, se battent au ralenti ou en accéléré et meurent tout surpris de se voir tués. Il y a un Mazarin lubrique et une Milady dépoitraillée. Je ne suis pas sûr d'avoir compris toutes les intentions de Planchon ; j'ai même été déçu de ne pas avoir vu un "vrai" "Trois Mousquetaires" (je n'aurai pas la même déception avec l'inoubliable "Fracasse" de Marcel Maréchal, quinze ans plus tard), mais le souvenir des bottes des mousquetaires frappant "les planches", le parquet, le plateau, bref, la scène, est resté en moi très vif, en une sorte d'incongruité : j'aurais préféré que les duels se déroulassent dans un décor de forêt ou de clairière au petit matin, par exemple, comme au cinéma, mais non, le bruit de bois des "planches" frappées par les bottes nous rappelle toujours que nous sommes à l'intérieur, dans un espace tout "rapetissé" mais merveilleux, le théâtre. Ce qui me plait sur un plateau, c'est essentiellement qu'il est en bois, et qu'aucun des bruits de pas qu'on peut y faire entendre ne sera jamais "naturel". Mon deuxième souvenir est celui de la flamme d'une chandelle. C'est le début du "Malade imaginaire", à la Comédie française, en 1960 ( pièce inscrite depuis toujours au programme de français de la classe de sixième et que nous étions allés voir en famille, comme beaucoup de parisiens des années soixante, bourgeois ou non, car la "Comédie Française" était, elle aussi, à cette époque là, un théâtre vraiment populaire). C'est Louis Seigner (le grand-père d'Emmanuelle, déjà vieux) qui joue le rôle d'Argante. C'est le petit matin, il ne fait pas encore jour, il est en chemise et bonnet de nuit, Il demande de la lumière, on lui en apporte, une chandelle. J'ai dix ans. Je suis tout prêt de la scène, dans une loge de côté. Je suis fasciné par la force de cette flamme vacillante. C'est la preuve absolue que nous sommes bien le 25 février 1658, à cinq heures du matin. Pas un autre jour, pas une autre heure. Le visage de Louis Seigner, en bourgeois bougon est mon premier "clair-obscur" à la De Latour. Je trouve ça infiniment plus magique que le cinéma, que la télévision. Merveille : On sent même l'odeur de la cire de la bougie qui fond ! Mon troisième souvenir ( il y en a toute une ribambelle qui déboulent, j'ai fait un choix rapide) est encore bien plus ancien : C'est le théâtre du Guignol du jardin du Luxembourg. La scène de la grand-mère, dans le Petit Chaperon Rouge. Le loup a déjà mangé la vielle dame, il a pris la place sur le fauteuil à bascule. La scène n'est éclairée que par le rougeoiement du feu dans le cheminée. Bien sûr, il n'y a pas de feu : la cheminée est peinte en trompe-l'oeil sur une toile de fond. On a éclairé de dessous, par une lampe rouge qu'on agite un peu pour figurer les flammes qui dansent. Le petit Chaperon rouge frappe à la porte, "Qui est là ?", etc. Il y a d'autres spectacles du Guignol du Jardin du Luxembourg (Le Chat Botté, Cendrillon, La mère Michèle) dont je suis aujourd'hui persuadé de l'absolue perfection. J'en garde un souvenir inoubliable. Ils méritent une thèse, je vais d'ailleurs l'entreprendre, dès que j'en aurais le temps ; j'ai déjà le titre : "L'intervention de Guignol dans les contes pour enfant au théâtre de marionnettes du Luxembourg, d'Avril 1953 à Juin 1959"

19 janvier 2003

Oh, then, I see, Queen Mab hath been with you.
She is the fairies'midwife, and she comes
In shape no bigger than an agate-stone
On the fore-finger of an alderman,
Drawn with a team of little atomies...



Je tiens la tirade de la reine Mab dite par Mercutio dans "Roméo et Juliette" de Shakespeare comme l'une des plus belles répliques de théâtre que je connaisse et comme un des plus grands monuments de la poésie. Notre professeur d'anglais de terminale, homme peu sympathique au demeurant mais grand admirateur du génie de Stratford-upon-Avon nous l'avais donnée à apprendre par coeur. J'essaie de savoir pourquoi ce qui me reste de la tirade de la reine Mab m'est revenu en mémoire par cet apres midi de garde tranquille à Evry, par quel chemin elle s'est faufilée dans les méandres de mes pensées. Je tente de remonter le fil un peu lâche de mes associations. Il me semble que juste avant qu'elle n'émerge, je faisais la liste des pièces de Shakespeare que j'avais vues dans ma vie. Je pense à "La Mégère Apprivoisée' avec son fabuleux prologue, dont je me souviens de deux versions. La plus connue est celle, cinématographique, de Franco Zefirelli. Il en avait supprimé le prologue, justement, mais les scènes d'extérieur m'avaient enchanté, je me souviens plus particulièrement de l'arrivée de Pétruccio, à cheval, à travers la Campanie dans la ville de Mantoue en plein carnaval, donnant l'idée que Shakespeare lui-même aurait pu être un fantastique cinéaste. Petruccio était interprété par Richard Burton et Catharina par Liz Taylor, excusez du peu. Leur scène de rencontre est un chef d'oeuvre d'anthologie. Leonard Whiting, Romeo, et Olivia Hussey, JulietteL'autre version de cette pièce dont je me souviens est jouée au théâtre de la cité universitaire, à la fin des années soixante-dix par une jeune troupe pleine d'enthousiasme dont j'ai oublié le nom. Je me souviens des deux praticables pour simple décor et d'un personnage qui portait un mouchoir noué aux quatre coins sur la tête pour figurer la chaleur du jour, dont il est question dans le texte. Je me souviens aussi, bien entendu, de la version de Roméo et Juliette du même Zefirelli, c'était la première fois qu'on utilisait des acteurs qui avaient l'âge du rôle, des ados, c'est devenu banal, mais à l'époque c'était une vraie révolution. Et puis, la scène du balcon finissait vraiment au lit et Mercutio était un voyou chef de bande si tragique. Je me souviens de la version de "Comme il vous Plaira" de Beno Besson, prestigieux élève de Bertold Brecht lui-même, dans la cour du palais des papes à Avignon, avec pour décor un énorme matelas de couleur verte où s'enfonçaient les acteurs et qui figurait la forêt impénétrable et ces incroyables manches à air rouge vif qui les déversaient littéralement comme d'un toboggan à leur entrée en scène. Rien de gratuit dans tout ça, du plaisir pur, exactement comme Shakespeare voulait en donner et puis cet incroyable Fou, un des Fous les plus réussis de Shakespeare, désopilant avec sa voix de crécelle pleurnicharde. Je me souviens aussi de Troïlus et Cressida au théâtre de la cité universitaire, sur une scène en rond qui ressemblait à un ring de boxe, mis en scène par Stuart Seid qui devait vraiment être très jeune à l'époque puisqu'il doit avoir à peu près mon âge, il y avait un duel avec Achille me semble-t-il où je revois une énorme massue de carton-pâte, je me souviens de la beauté sauvage de l'actrice anglaise qui jouait Cressida en français. Je me souviens de Timon d'Athènes mis en scène par Peter Brook dans le décor intemporel et universel du délabrement du théâtre des bouffes du Nord avec François Martouret dans le rôle-titre, comme on dit, et d'infimes accessoires pour figurer les richesses terrestres. Je me souviens du Macbeth de Kurosawa qui s'appelait le Château de l'Araignée au cinéma et de la forêt qui avance vraiment, les grands sapins qui se mettent en marche, des flèches qui traversent le cou du traître enfin vaincu, et de celui d'Orson Welles, mais plus très bien. J'ai vu une version complètement idiote d'Hamlet par Daniel Mesguish, très mode genre Shakespeare postmoderne déconstruit avec des citations rajoutées de Godard (le pauvre) et Roland Barthes. Pour ce qui est de la version de Lawrence Oliver, au cinéma, je la tiens pour très bonne malgré son académisme. L'Antoine et Cléopâtre de Roger Planchon au théâtre des Amandiers à Nanterre reste un grand choc avec la virtuosité inouïe de la mise en scène (On est transporté à l'époque du cinéma muet dans un studio d'Hollywood genre " fils du Cheikh", mais c'est au tournage de la pièce de Shakespeare qu'on assiste et ça colle parfaitement au thème de la pièce) et la beauté pure de l'histoire d'amour contée.faufil�e dans les m�andres... Deux versions du Songe d'une Nuit d'Eté : la sensualité de celle du théâtre du Soleil, dans le début des années soixante-dix avec des acteurs presque nus et baba cool, se poursuivant sur un gigantesque tapis de peau de bête au cirque d'hiver. La cruauté de celle de Lucian Pentillé aux Amandiers à Nanterre, dans la neige, qui se termine par la mise à mort des acteurs paysans comme dans le théâtre antique romain où l'on tuait vraiment les acteurs quand le personnage devait mourir. Un extraordinaire moment de théâtre, complètement envoûtant : les pièces historiques (Henri V, les deux parties d'Henri VI, et Richard III) à la suite, au théâtre de Créteil, spectacle de neuf heures et trois entractes, mis en scène par Denis LLorca avec la même troupe aux acteurs interprétant plusieurs rôles (donât Jean Claude Drouot, Thierry la Fronde colossal) dans un décor unique fait surtout d'une plage de sable doré. On pouvait s'y rendre compte de l'incroyable unité du texte de Shakespeare tout au long du cycle, et notamment le jeu sur les saisons et l'éternel retour, mais aussi la lente ascension au pouvoir de Gloucester, futur Richard III qui traverse plusieurs pièces. A la fin du spectacle, à la fin des neuf heures, à moitié endormi, comme dans un rêve, rassasié de thétre, alors que l'aube se lève réellement sur le lac de Créteil, et que les acteurs, épuisés, ne touchent littéralement plus le sol, transfigurés par la grâce, on quitte le théâtre comme on sort d'une église où on a assisté un office en secret. Je crois bien que j'étais en première année de médecine quand j'ai assisté à la version de Richard II de Patrice Chéreau qui était encore un adolescent. Il y avait l'inoubliable Daniel Emilfolk dans le role de Bolinbroke, et Chéreau lui-même, d'une terrible beauté dans le rôle de Richard. Les grands personnages de la pièce circulaient allongés sur des lits portés par des valets, dialoguaient de lits à lits, étaient transportés par des machines de bois et de cordes à travers le décor de poulies et de machicoulis, personne ne touchait jamais terre, les corps du roi et de la reine faisaient un pont au-dessus du sol lors de la scène d'adieu et seul Richard, point de convergence de toute la pièce, vaincu se tordait sur le sable de sa prison comme un ange déchu. Beaucoup plus tard les Shakespeare de Miouchkine ont occupé deux ans le théâtre de la Cartoucherie. Richard II. Je ne mesouviens plus du nom de l'acteur. Il �tait inou�. Georges Bigot ?l�, je ne sais plus qui c'estJ'ai vu un Richard II d'une extreme beauté formelle inspirée de toutes les formes du théâtre japonais, Nô et Kabuki. La nuit des rois était inspirée du théâtre balinais et indien. Il y a peu de choses aussi belles et abouties. Je me souviens d'une " Tempête" d'Alfredo Arias et du théâtre TSE, avec Facundo Bo dans le rôle de Prospero et de Marilu Marini dans celui d'Ariel, Caliban était épatant. Je me souviens d'un autre Richard III, donné seul, celui-là, au théâtre de la ville par Georges Lavaudant, dans une mise en scène époustouflante qui ne faisait pas la part belle aux acteurs. Je ne pourrai jamais oublier le Falstaff d'Orson Welles qui est une adaptation magistrale de la deuxième partie d'Henri IV. Mais le spectacle le plus achevé, le plus intelligent reste une version qui n'appartient pas complètement à Shakespeare : c'est le "Lear" d'Edward Bond mis en scène à L'Odéon par Chéreau vers les années quatre-vingt. Il y avait un voile qui tombait devant le tableau finissant comme un cri déchire un rêve ou comme le sang voile soudain le regard du mourant. La scène de torture, quand on arrache les yeux de Lear était insoutenable et pas du tout grand-guignolesque comme elle est si souvent. Il y encore le merveilleux "beaucoup de bruit pour rien" de Kenneth Branagh au cinéma dans les villas de Palladio et le paysage toscan, l'Henri V du même Branagh, plein de fougue juvénile, je me souviens d'un "Mesure pour Mesure" épatant de Peter Brook avec ce fabuleux acteur anglais (Bruce Myers) dans le rôle du Duc, et d'un Marchand de Venise, avec Daniel Sorano au théâtre Sarah Bernard, c'était encore dans les années soixante, d'un très mauvais "Peines d'amour perdues" du théâtre du Campagnol, au théâtre de Corbeil, il y a trois ou quatre ans, mal joué, au décor laid, tout juste sauvé à la fin par un très joli choeur chanté dont la musique n'était évidemment pas de Shakespeare, d'un prétentieux "Othello" de Mathias Langer avec Tcheki Kario dans Iago et je ne sais plus quelle Béatrice Dalle dans Desdémone ( à moins que ce ne fut une autre actrice à la mode) au théâtre d'Aubervilliers, politiquement correct et rien d'autre, et bien sûr de la version épatante de Richard III par la troupe du Lycée de Savigny avec Malik Rumeau dans le rôle du roi mourant et un très bon jeune Richard, J'y ai retrouvé Thierry Bosc après le spectacle, devenu professeur de théâtre et que j'avais connu au temps de l'Aquarium et qui avait été un ex de Florence Daudy. Et pourquoi j'ai pensé à Shakespeare, je ne sais toujours pas.

15 janvier 2003

Avertissement : Un ciscoblogger qui n'aimerait pas Jacques Reda ne serait pas un véritable ciscoblogger. J'ai trouvé ce bout de texte sur le web, je ne sais plus trop où. Je ne resiste pas au plaisir de vous le faire lire (le premier qui sera surpris à ne pas le lire jusqu'au bout , sera privé de CISCOBLOG pour trois jours, non, deux, allez. Attention ! j'ai l'oeil !)

Recommandations aux promeneurs (extrait)

[...] Encore tout récemment le train restait une des meilleures façons d'associer le déplacement et la lecture. On y pouvait lire alternativement (voire, à partir d'un certain degré d'apprentissage, simultanément), quatre ou cinq pages d'un livre et plusieurs kilomètres d'un parcours. Désormais qu'on va de Paris à Dijon en une heure, ce confort de très haute culture va rejoindre d'autres bonheurs du passé. Cependant l'amateur de circulation indépendante représente toujours un cas spécial. Sans doute, comme à l'automobiliste, et à plus forte raison puisqu'il ne dispose que de deux roues, vaut-il mieux lui déconseiller de lire en roulant. En revanche, à l'instar du piéton, il possède cet avantage d'interrompre aisément sa route où et quand il le veut. Un bouquet de pins, une clairière entrevue, le rebord d'une fontaine lui suggèrent irrésistiblement la volupté de s'asseoir ou de s'allonger contre le doux corps spirituel qu'un livre enferme et qui va l'envelopper, avec l'aide du soleil glissant vers la fin de son chapitre. Mais comme la durée de sa promenade ne se borne pas dans un jour, et que l'encombrement de son bagage connaît au contraire des limites, il lui faut bien trancher entre un désir naturel d'emporter une bibliothèque, et la crainte tout aussi normale d'en subir les inconvénients. Avant de tirer harmonieusement les leçons de la pratique, j'ai moi-même voyagé dans les plus absurdes conditions, trimbalant sur mon dos des kilos de bouquins dont la plupart restèrent enfouis sous mes chemises, au fond du sac. Puis, passant d'un extrême à l'autre, il m'est arrivé de partir sans aucune provision, mais de revenir sous un poids de volumes intolérable, et que leur disparate faisait encore plus accablant. Car il se passe alors une chose très simple, c'est qu'au bout de quarante-huit heures de pénurie on ne tient plus. On se jette dans n'importe quelle maisons-de-la-presse-bureau-de-tabac de campagne, on fouille de fond en comble le soir l'unique librairie du chef-lieu. Il y traîne bien toujours des éditions de poche de poètes qu'on croit savoir par coeur, et une fois de plus, par un entêtement masochiste, on rachète quelque tractatus qu'on ne comprendra jamais. Suivant la région où l'on rôde, on est tenté de se procurer deux énormes tomes de Contes et Légendes du Bas Morvan, ou une étude savante sur la perception de la gabelle à Niort, entre 1715 et 1732.[...]

Jacques Réda

12 janvier 2003

je me souviens de Guy Mardel
vieux souvenirs...

Cette image vous plaît, ou vous rappelle avec nostalgie une époque révolue ? Il y en a plein d'autres aussi belles sur le site très bien conçu de stephan landsberger, un colectionneur fada, heureusement qu'il y en a des comme lui sur le Web ! (via Geisha Azobi)

09 janvier 2003

octobre


Tout le monde n'a pas eu la chance d'avoir des parents communistes. "Des" parents. Enfin, chez nous, c'était plutôt notre père, pas tellement notre mère. Pour dire la vérité, il n'a jamais appartenu au Parti. C'est-à-dire : il n'a jamais eu sa carte du parti, il n'est jamais allé à des réunions de cellule, il n'a jamais fait du porte à porte pour vendre l'"Huma-Dimanche" et, même, on ne l'a jamais beaucoup vu aux défilés du 1er mai. Attention, n'allez pas croire, qu'au fond de son cœur, il n'ait pas été un vrai communiste, un dur. Au contraire. Seulement, d'une part, il était marié avec notre mère, ce qui avait son importance, comme on vient de le dire et comme on le verra, et d'autre part - c'était une sorte de version officielle - il était commerçant : ça aurait, bien sûr, pu nuire aux affaires d'avoir été "officiellement" communiste, et donc par suite, à la famille, aux enfants, à nous-mêmes, à nos études de futurs médecins : c'était notre mère qui le précisait toujours, comme pour l'excuser, prévenant la critique par une bonne dose de culpabilisation dont nous mîmes des années à nous débarrasser. Même si ça le gênait un peu de la laisser dire, il savait bien que c'était un peu la vérité, pas très glorieuse, mais pas seulement : c'était aussi parce que ça l'arrangeait, pour qu'on ne connaisse pas la vraie raison. A part ça, au fond de son cœur, comme je disais, c'était un vrai communiste. Il disait, non sans un soupçon de coquetterie, qu'il était un "compagnon de route" ; il y en avait de célèbres, des acteurs, des écrivains, des chanteurs. Ça se portait bien, le "compagnon de route". D'ailleurs, j'y reviendrai peut-être, je crois de moins en moins à la version officielle, et je la tiens même pour définitivement fallacieuse : bien que le fait qu'il n'ait jamais appartenu au parti reste une énigme, qu'il ne consent toujours pas, même aujourd'hui, à vouloir expliquer, je commence à comprendre qu'il y avait d'autres raisons que ses activités professionnelles et ses "responsabilités" de père de famille, plus intimes, plus dramatiques, pas tout à fait conscientes, voire peut-être un peu honteuses à ses yeux, qui ont fait que notre père ne s'est jamais tout à fait laissé enrôler. Il donnait au Parti pour les campagnes municipales et législatives, il lisait l'"Humanité" tous les matins et même ostensiblement pendant les vacances sur les plages de Saint Raphaël ou Sainte Maxime, il allait pratiquement tous les ans à la fête de l'Huma, en achetait des "billets de soutien" par liasses entières, il aurait volontiers ouvert sa porte aux vendeurs d'"Huma-Dimanche", stalineà défaut de le vendre, mais, à sa décharge, il n'y en avait pas beaucoup boulevard Saint Michel, et de toute façon, il travaillait à son magasin, à Villeneuve Saint Georges, tous les dimanches matins (en plus du samedi toute la journée), et il y avait là, c'est sûr, bien plus de vendeurs d'Huma Dimanche que sur le boulevard Saint Michel et il avait largement l'occasion de l'acheter là-bas; il emmenait toute la famille une fois par an, voire deux, au Palais des Sports de la porte de Versailles, aux représentations des ballets Moïsseïev ou de celle des chœurs de l'Armée Rouge ; il avait pleuré, oui, pleuré, à la projection de "Quand passent les cigognes" et aussi quand le film avait gagné la palme d'or à Cannes en 1958 (mais il pleurait aussi, de rire, devant les films de Charlot) ; sa bibliothèque était constituée de cinq ou six rayons dont un entier était occupé par les au moins quinze tomes des "Communistes" d'Aragon, et un autre par ceux du "Don Paisible" de Michael Cholokhov ; il y avait aussi les "Principes Elémentaires de Philosophie" de Georges Politzer, en un seul tome, aux éditions sociales, dans lequel je me suis initié de bonheur au marxisme orthodoxe (mais c'est aussi de cette bibliothèque que j'ai tiré mon premier livre "sérieux": "L'adieu aux armes" d'Hemingway qui contenait quelques scènes d'amour assez torrides pour enflammer mes douze ans) ; il nous avait fait lire, un peu à la même époque, le livre de Boris Polevoï, "Un Homme Véritable", issu des mêmes rayons, qui racontait la vie à peine romancée d'un héros de l'Union Soviétique amputé des deux jambes à la suite d'un accident où sa vie avait été bouleversée, et qui, à force de volonté, de courage, de foi en Staline et le Parti, avait, non seulement réussi à remarcher (sur des prothèses), mais était devenu pilote de chasse durant la seconde guerre mondiale ; Il nous emmenait, les dimanches après midi d'hiver, au stade de Colombes, avec son ami Lionel et son fils Alain, assister aux matches France–URSS d'Athlétisme, où nous entendions avec émotion l'hymne soviétique et où nous vibrions aux exploits de Michel Bernard et de Piotr Bolotnikov (souvenir très précis de l'arrivée d'un cinq mille mètres où Bernard, maigre, héroïque, et pâle comme un linge, finit deuxième, à pas cinq mètres du recordman du monde, qui restera longtemps pour moi l'image même de la souffrance glorieuse et de l'abnégation) ; en 1962, j'ai pris russe en seconde langue (ce qui, à l'époque était assez original, nous étions moins de dix dans la classe) sur ses conseils, bien entendu, dispensés avec discrétion et tact de sioux, mais il n'avait tout de même pas réussi à me faire croire que c'était seulement parce que nous avions des origines slaves qu'il "approuvait" mon choix. Outre l'Humanité, qu'il achetait chaque matin, il était abonné aux "Lettres Françaises", fondées par Aragon et dirigées par le talentueux Pierre Daix, et à "France Nouvelle", l'hebdomadaire central du Parti. On peut dire vraiment qu'il lisait beaucoup. Il avait beaucoup d'amis qui militaient ou avaient été d'anciens résistants, il était souvent bien plus doctrinaire qu'eux. Il disait sincèrement qu'il n'aurait pas pu être ami avec quelqu'un "de droite"; il ne méprisait pas les "socialistes", à condition qu'ils ne soient pas membre de la SFIO, parce que personne n'est parfait ni complètement irrécupérable et que le "socialisme" était l'opinion, assez vague, il faut bien le dire, que professait toute sa belle famille (y compris notre mère). Il vouait une admiration sans borne aux "intellectuels du Parti", pas seulement les plus connus, comme Aragon, Elsa triolet, Frédéric Joliot Curie, mais aussi des universitaires ou de grands professeurs de médecine. C'est son admiration pour le Savoir en général qui était, de fait, plus grande que tout, absolument enthousiaste ; il croyait naïvement que tout intellectuel était forcément "de gauche". Il adorait Picasso tout en déclarant ne rien comprendre à l'art moderne. Il n'avait pour tout diplôme que le certificat d'études, il se décrivait lui-même, avec une véritable sincérité, comme un "primaire" ou un "inculte". En raison (c'est ce qu'il laissait croire) de son statut de "compagnon de route", qui n'était donc pas astreint aux tâches militantes routinières, il ne s'autorisait jamais le moindre écart critique, il était toujours "sur" la "ligne" la plus orthodoxe : celle de la direction du parti, qui n'avait qu'un seul tort, comme il aimait le répéter, au moins une fois par jour, en martelant ses mots, le doigt levé (il n'allait tout de même pas jusqu'à taper sur la table avec sa chaussure), celui "d'avoir toujours raison le premier". Aussi, eut-il à prendre, sans broncher, bon nombre de virages à cent quatre-vingts degrés. Par exemple, bien avant notre naissance, et même avant son mariage, il avait soutenu de toutes ses forces et contre vents et marées, le pacte germano-soviétique, pendant la drôle de guerre où il avait été soldat (je me souviens comment il nous racontait qu'il avait clandestinement rédigé et tiré un tract où il justifiait la position soviétique, ce dont il était assez fier et qui doit être son seul acte militant connu) ; en 1956, et les années de plomb qui ont suivi, il avait, comme Maurice, Jeannette, Jacques, Georges et les autres, refusé de croire aux révélations du fameux rapport secret et continué de vénérer la mémoire du Petit Père des Peuples, tout en admettant, avec la moue de rigueur, à la fois dubitative et indulgente, que Staline avait peut-être "commis" quelques "erreurs" mais que le bilan etc. (le plus grave était, qu'avec la même mauvaise foi que Maurice, Jeannette, Jacques et Georges, il ne croyait pas un traître mot de ce qu'il disait, et, que son interlocuteur même ne pouvait croire un seul instant en sa sincérité, tant le discours était convenu, dicté, récité par cœur) ; je me souviens, deux ans ou trois ans plus tôt, en 53 ou 54, un dimanche matin, le seul jour où nous nous réveillions avant nos parents, qui faisaient une courte grasse matinée derrière la porte close de leur chambre, à cheval sur l'accoudoir du divan du salon-salle à manger, pendant qu'il y faisait des galipettes, avoir interrogé mon petit frère (il devait avoir trois ans, à peu près), sur le métier qu'il voudrait faire quand il serait grand : je ne me souviens plus de sa réponse, mais, ce dont je me souviens très bien, c'est que je lui avais posé la question uniquement pour dire que, moi, plus tard, je voudrais être "communiste, comme Papa, pour qu'il n'y ait plus jamais la guerre" ; je me souviens aussi que notre père, qui ne dormait pas (forcément, je devais m'en douter), et qui avait tout entendu, comme il nous l'a raconté plus tard, m'avait pris dans ses bras et donné un gros baiser en sortant de sa chambre (j'ai honte, quand j'y pense, après toutes ces années, si); l'humanit�l'année 1968 fut une sorte d'année terrible pour la famille, non pas à cause des évènements de mai qui avaient pourtant apporté, comme dans bon nombre de foyers, leur lot de controverses passionnées ou d'anathèmes définitifs, mais à cause de l'invasion de la Tchécoslovaquie qui fut une affaire autrement plus grave. Depuis quelque temps, mon frère et moi, avions commencé à prendre de précautionneuses distances avec les idées de notre père et nous mettions à le plaisanter doucement sur leur orthodoxie; nous avions beau nous modérer le plus possible, cela le chagrinait sincèrement d'avoir mis au monde et entretenu sous son toit de la graine d'intellectuel petit bourgeois (mais, bien entendu, il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même), et la violence et l'opiniâtreté qu'il mettait soudain à défendre bec et ongles la "ligne" du Parti, lui cet homme réputé si doux, qui n'avait jamais levé la main sur ses fils (ou juste une fois, en une seule occasion, sur son fils cadet, ce qui fait que nous nous en souvenons encore, je reviendrai sur l'épisode une autre fois), connu pour son sens de la diplomatie dans les relations humaines, son goût de la dialectique, nous déconcertait par sa raideur brutale et crue en nous faisant toucher des aspects de sa personnalité que nous n'osions à peine envisager. Un de nos persiflages favoris était de prétendre qu'il était incapable d'exprimer une opinion avant d'avoir vérifié le matin, par la lecture de l'Humanité, si elle était conforme à celle du Parti. Bref, nous insinuions qu'il prenait ses "ordres" directement de la place du Colonel Fabien sinon de Moscou et qu'il était donc incapable de penser par lui-même, ce qui le mettait dans une rage folle, tant il était persuadé de l'adéquation harmonieuse, quasi naturelle, de sa vision du monde et de celle du bureau politique. Ce jour-là, le 21 août, nous avions suivi la progression des chars russes à Europe N°1, suspendus au transistor. Durant les mois précédents, la position du Parti vis à vis du printemps de Prague, d'abord bienveillante, était devenue plus qu'ambiguë et nous avions, pour la première fois, perçu, dans le discours de notre père, de l'incertitude, sinon de l'angoisse. A Prague, la tension était montée tout l'été, et l'intervention militaire, malgré les reculades successives de Dub_ek, semblait inévitable. On ne peut le dire qu'à posteriori. C'était un de ces curieux moments de l'Histoire où l'imminence de la catastrophe ne fait aucun doute, mais où l'on est incapable de la projeter dans une réalité à venir. Sa survenue est inéluctable, on l'attend sans le savoir et, en même temps, on ne croit pas qu'elle va se produire : Ce n'est qu'à la minute même où elle survient que nous percevons, rétroactivement, l'évidence de sa menace. Il y a alors eu un "changement de phase" : le présent a modifié le passé. Notre père l'envisageait la mort dans l'âme, nous avions même entendu proférer cette phrase quasi inespérée, alors qu'il était plongé dans l'Humanité du matin : "ils ne vont tout de même pas faire ça". Puis, jusqu'au jour fatidique, il s'était muré dans un silence politique qui nous faisait craindre un de ces revirements dont seuls lui et le Parti avaient le secret. L'invasion commença le 20 août, une heure avant minuit ; elle nous surprit, donc, et nous indigna. Dès tôt le matin, nous sommâmes notre père de prendre position. Sa pâleur faisait peine à voir. C'était comme s'il avait vieilli d'un seul coup, devenu soudain fragile et sans défense. L'"Humanité" n'était encore pas parue et le bureau politique s'obstinait à se taire à la radio. En proie au plus grand désarroi, devant notre insistance et notre impatience il déclara enfin, comme s'il se jetait à l'eau tout habillé, d'une voix presque inaudible (il fallut lui faire répéter), qu'il "désapprouvait". Il "désapprouvait". Nos récentes disputes l'avaient forcé à prendre position sans l'appui du discours officiel du Parti. Il en fut littéralement malade. Bons fils, malgré tout, un peu honteux de notre avantage, nous tentâmes de le rassurer en lui affirmant que le Parti ne pouvait que lui aussi "désapprouver" et que le communiqué qui allait mettre fin à son angoisse allait tomber d'une minute à l'autre. Il déclara qu'il n'en doutait pas. Rien n'était moins sûr, il le savait très bien. Sa fidélité était mise à rude épreuve. Le Parti fit mieux, dans un premier temps, tout du moins, au grand, très grand soulagement de notre père : il exprima sa "réprobation" par la voix du gentil Waldek-Rochet. Notre père exultait. Au fond de lui, il n'en revenait pas. Plus tard, le Parti, égal à lui-même passa de la "réprobation" à la "désapprobation", puis finit, indécrottable, par approuver la "normalisation". Notre père, bien évidemment, suivit le mouvement. Le dilemme du 21 août 1968 ne fut plus qu'un vieux mauvais souvenir.

04 janvier 2003

Tous les matins, en arrivant à Vigneux, j'emprunte l'avenue Henri Barbusse. L'avenue Henri Barbusse court de Draveil à Vigneux, comme chacun sait. L'avenue Henri Barbusse présente une pente légèrement descendante. Mais comme elle est toute droite et très longue, elle plonge, dirait-on, lentement dans le paysage. De très loin, au bout de l'avenue, on aperçoit les tours de Vigneux. J'aime bien apercevoir tous les matins, les tours de Vigneux. je les compte, c'est mon plaisir : une tour, deux tours, trois tours, quatre tours, cinq tours et six tours. Je ne sais pas si vous vous souvenez, j'ai publié ici, il y a quelques mois, un texte sur les "tours de Vigneux" (si vous avez besoin (mais pourquoi auriez-vous besoin, vous êtes tellement fondu de ce site que vous avez tout appris par coeur), enfin, si vous éprouvez, par le plus grand hasards l'envie de vous rafraîchir la mémoire (on se demande pourquoi, encore une fois, c'est juste, bien sûr, un supposition, une vue de l'esprit, une hypothèse d'école) enfin, allez y, si c'est absolument nécéssaire, si vous hésitez par exemple sur un ou deux mots, ou sur l'ordre des phrases : c'est ici). Mais revenez après, jai une révélation à faire. Voilà, j'ai fait une erreur : Elles ne sont pas six, mais sept. Je le confesse, à ma grande honte (vous aurez au passage, noté ma grande, ma très grande, honnêteté intellectuelle) elles sont bien sept, définitivement sept, sept de toute éternité. J'ai compté, recompté, je suis obligé de me rendre à l'évidence. C'était comme tous les matins, je comptais les tours en roulant, elle se déplacaient lentement vers ma gauche, comme d'habitude. Une, deux, trois, quatre, cinq, six. Sept. Sept ? Pas possible ! J'ai recompté. Sept, nom de dieu : sept. J'ai recompté à nouveau, tout en roulant (et ralentissant dangereusement, parce que je commençais à les dépasser - appels de phare de la camionnette qui me suivait, pas que ça à faire, lui -) : six. Ouf. Mais le doute s'était insinué. Cent mètres plus loin, j'ai recompté. Du fait du mouvement, l'alignement des tours avait encore changé : un, deux trois quatre, cinq, six. Pas sept. Et si : sept ! Un court instant, mais c'était suffisant, un immeuble s'est nettement détaché d'un autre, s'ajoutant à la file. En proie à une grande agitation, je ne suis pas allé jusqu'à Camille Claudel. J'ai obliqué sur la gauche, je voulais en avoir le coeur net. Je me suis rendu à l'évidence, il y avait bien sept tours, je suis sorti de ma voiture, je les ai compté à pied, pas d'erreur possible. Sept. Comment ais-je pu, après toutes les minutieuses vérifications dont je parlais, ne les compter que six, il y a quelques mois ? Il y a plusieurs raisons, quand j'y réfléchis bien. La première, bien sûr, c'était mon envie qu'elle ne soient pas sept. Enfin, ce n'est pas tout à fait aussi simple : je me souviens que j'ai d'abord mal compté en voulant, au contraire, vérifier qu'elle étaient sept. J'ai compté une fois : six. J'ai compté une deuxième fois, avec un autre point de vue : six. J'ai été alors agréablement surpris : j'ai commencé à interpréter les intentions de Chemetov (l'architecte, c'est lui qui a construit aussi le ministère des finances, à Bercy, et la partie la plus intéressante du Forum des Halles. Il avait fait ses classes à Vigneux, banlieue rouge, dans les années soixante-dix, je l'ai lu dans ses mémoires). S'il n'avait placé que six tours, c'était qu'il avait voulu, en quelque sorte conjurer le chiffre sept, qu'il avait voulu ostensiblement faire la nique au nombre d'or et aux sept merveilles du monde. C'était une déclaration d'intention, un manifeste : les sept merveilles du monde, d'accord, mais les six tours de Vigneux. Quelles autres merveilles vont par six ? J'étais assez ravi. Alors, quand j'ai recompté, j'ai recompté non plus pour vérifier qu'elles étaient sept mais, au contraire, bien six. J'ai alors compté six, à plusieurs reprises, en variant encore les points de vue, confortant mon erreur. La seconde raison tient aussi à Chemetov : C'est qu'il a, dans son "paquet de tours", construit deux immeubles, et seulement deux, beaucoup plus rapprochés l'un de l'autre ques les autres. Je les avais pris pour une seule et même tour. Ce n'est qu'en se plaçant très près des édifices qu'on peut voir que deux d'entre eux se font face à face dans une confrontation qui paraît d'autant plus "dramatique" que les autres gardent des distances assez "indifférentes". Ils sont proches à se toucher. On peut les prendre, sous la plupart des angles, pour un seul. Enfin, je me suis tout de même trouvé assez bête d'avoir raconté toutes ces histoires. Mais la vérité historique et géographique est rétablie : Les tours de Vigneux sont bien sept, comme les pêchés capitaux, les piliers de la sagesse, les légumes du Tagine royal, les nains, les samouraïs, les mercenaires, les boules de cristal, les géants du petit tailleur et les merveilles du monde (ce qui n'enlève strictement rien à leur énigmatique beauté.)
en direct de photomontage.com

J'aime bien ces détournements complètement oufs de vielles bédés que fait Photomontage.com, pas vous? Il y en a d'autres sur son site (suffit de cliquer en LCD)
Maintenant que je l'ai rencontré, je réalise à quel point la vie, sans ce site, était si dépourvue d'intérêt. Je me demande comment, moi, nous, le monde, la galaxie, tous, avons pu nous en passer si longtemps !

03 janvier 2003

meilleurs voeux !