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31 janvier 2004

26 (titre provisoire), III : Les viaducs de la Nacelle


Odile venait d'avoir quarante ans quand il l'avait rencontré pour la première fois. Depuis son adolescence, elle avait construit avec l'énergie de son désespoir un monde qui n'appartenait qu'à elle, horrible et fantastique. Elle s'y tenait obstinément, seule. Il avait toujours pensé qu'Odile était une grande résistante. Elle campait à tout prix sur l'autre rive, s'acharnait sur sa propre théorie du monde, refusant le nôtre, transformant toutes nos évidences en problème. Il pensait que c'était à cause de cela qu'ils l'avaient tant aimée, ou tant respectée, c'etait la même chose. Elle tricotait ses cigarettes et ne pouvait les allumer qu'avec des briquets invisibles. Elle n'acceptait les bébés qu'en injection. Et, comme chaque jour suffisait sa peine, elle était tantôt une astronaute de la vingt-cinquième génération de décapitation, tantôt la dernière réincarnation de Marilyn Monroe, obèse, obscène et déguisée en brune ou bien Amélie Van Houten (des chocolats). Assez souvent elle était un psychiatre américain en visite d'inspection ou un chirurgien des banlieues blêmes, et ainsi de suite. elle rotait des serpents sans s'en étonner, se cherchait des limaces dans les cheveux et demandait que vous lui rendiez son bras qui avait été subrepticement remplacé par celui d'une autre pendant la nuit. Ils avaient, il faut bien le dire, raté leur première rencontre avec Odile. Mais l'histoire avait commencé avec le père. Ouvrier à la papeterie Darblay, il s'appelait Charlot et tout le monde le connaissait ou presque dans la ville. C'était le brave Charlot, un brave homme, vraiment. Il avait rencontré Maria, la mère d'Odile, pendant la guerre, en Allemagne. Elle était Italienne et ne parlait pas un mot d'Allemand et encore moins de Français. Plus tard elle en parlera à peine trois ou quatre de plus. En bonne italienne, Maria ne sortait pratiquement jamais de la maison. Il l'avait ramenée directement à la Nacelle, on ne savait comment. Il y avait eu un premier enfant, un garçon ou une fille, on ne sait pas, il était mort avant sa première année, et presque aussitôt après il y avait eu Odile. C'était la vie, c'était comme ça qu'elle allait, disait Maria. Vers seize ans, Odile était une belle enfant blonde bien sage. Elle était ce qu'on appelle une belle jeune fille à marier. On préparait son trousseau, on achetait des meubles. Tout de suite après l'école, elle était entrée comme secrétaire au syndicat. Quand elle s'est mise à prédire le retour des jumelles tuées pendant la guerre, quand elle a pris sur elle de clamer l'existence de cet enfant mort, dont on n'avait jamais parlé à la maison et dont elle s'était brusquement mise à craindre la résurrection brutale, quand elle avait crié partout, le rêve de Charlot - la jeune fille à marier - s'était écroulé d'un coup. Ce n'était plus son Odile. Haltman se souvenait que, lors d'un moment d'apaisement, ils avaient, dans les restes du salon dévasté, feulleuité avec elle et Jacquot un album de photos de famille, de ceux qu'on faisait chez le photographe dans les années soixante. Ils avaient vu l'image de trois quart face d'une belle jeune fille, souriante et sage, probalement promise au fils méritant d'un vieux camarade de la papeterie ou peut-être même au Prince Charmant en personne. Soudain Odile était devenu laide, elle avait considérablement grossi, s'était mise à fumer comme un sapeur et en public, une vraie fille de mauvaise vie. La douce voix de secrétaire attentive s'était muée en tonitruance de poissonnière. Il avait fallu, du jour au lendemain, cacher Odile, devenue indigne sans qu'on n'y comprenne rien, la soustraire au regard des amis, des connaissance, de tous les gens de la ville, des de-plus-en-plus-improbalbles fiancés et de tous les certains ex-futurs maris. On la cacherait tant qu'elle continuerait à crier et à dire des inepties. Elle n'allait tout de même pas rester comme ça, cela allait changer, avec le temps, on pourrait à nouveau la marier. On tiendrait bon et on ferait tout pour qu'elle redevienne comme avant. Charlot a commencé à mener une double vie : pour rester le brave Charlot, bon ouvrier et bon compagnon le jour, bon mari et bon père le soir, il lui a fallu, la nuit, devenir le geôlier de sa fille. Quand les murs de la maison, Maria la mère et les visites des docteurs n'ont plus suffit, quand le monstre qui poussait en sa fille eut pris le dessus, il lui fallut se résoudre à faire enfermer Odile. Le couple, lui, s'était refermé sur son malheur, surtout Charlot. Maria, subrepticement, discrète et soumise, préparait le fatalisme qu'ils lui connaîtraient plus tard. Les séjours en clinique étaient organisés par surprise, avec la complicité du médecin, et Odile disparaissait de longs mois. Elle fugait parfois, partait tout droit ou revenait à la Nacelle, ne reconnaissant plus rien, hurlant que des chirurgiens astronautes avaient illégalement pratiqué des greffes d'appartement. Il fallait alors la mettre à l'hôpital psychiatrique, d'où elle sortait plus ou moins rapidement, chaque fois un peu plus folle, sans jamais la moindre rémission, toujours aussi farouche et habitée. Cela dura pendant des années. Ni Odile ni Charlot ne renoncèrent jamais. Epuisé, finalement vaincu dans sa lutte contre la furie de sa fille, Charlot mourut un jour sans prévenir, loin de la Nacelle, sur le chemin d'incertaines vacances, alors qu'il avait confié Odile à Maria. Einstein dit un peu quelque chose comme cela : les évènements n'arrivent jamais, ils sont là de toute éternité, immobiles et immuables. C'est simplement nous, qui par notre mouvement, allons à leur rencontre. La mort de Charlot existait certes de toute éternité, mais Odile et Maria n'avaient jamais fait le chemin vers elle, exclues du voyage par Charlot lui-même, figées par leur mission essentielle, garder les meubles et attendre le fiancé. Charlot n'était donc pas mort, il était seulement parti sans dire où il était allé. Il n'y avait qu'à attendre son éternel retour. Les amis, la famille, ramenèrent du lieu du décès des objets intimes, des preuves évidentes et finalement la dépouille elle-même. De la même manière qu'il n'y avait pas eu d'enfant mort, Maria sut convaincre Odile qu'on leur mentait et, pour se conforter dans leur certitude, la mère et la fille refusèrent d'aller à l'enterrement, au faux enterrement. D'ailleurs, depuis qu'on attendait le retour de Charlot, tout était devenu faux : faux amis, faux parents, faux docteurs, faux voisins, faux mouvements, faux cols, fausses pistes... Une seule consigne : réaliser coûte que coûte les objectifs du chef de famille momentanément absent, c'est à dire pourvoir au mobiler et aux maris. Tout le reste était imposture.

29 janvier 2004

Pensée de la nuit N° 56 : "Il s'émerveillait de voir que les chats avaient la peau percée de deux trous, précisément à la place des yeux" Lichtemberg
26 (titre provisoire), II : Le Chapeau



Haltman sortit de la maison. Sur le perron, il croisa Lapoule, qui y entrait, la tête couverte d'un splendide Indiana Jones. Ils avaient, par hasard, le même prénom : Alain. Haltman aurait pu être son père. Mais il etait jeune, encore. Lapoule souleva son chapeau, comme pour saluer, et le tendit à Haltman : "Bonjour, Alain, ceci est pour vous, puisque vous travaillez du chapeau". Pris de court, Haltman allait prendre le chapeau de la main de Lapoule quand il se ravisa : "Erreur, Alain, je travaille avec ceux dont on dit qu'ils travaillent du chapeau..." - "C'est bien ce que je dis, Alain, répondit Alain, puisqu' on dit que les patients déteignent sur leurs médecins !". Et il se recoiffa du chapeau avant même qu'Haltman eut ébauché le geste de lui rendre.

27 janvier 2004

Je me souviens que pendant très longtemps la station de metro Cluny est resté une station fantôme

23 janvier 2004

Pensée de la nuit N° 55 : "Le contraire de la vérité n'est pas le mensonge, c'est le mythe" Boris Cyrulnick, un merveilleux malheur
26 (titre provisoire), I : Le bureau de Germaine



Extrait du petit carnet de ciscoIl est impossible de commencer autrement. Cela avait aussi commencé comme cela, par le bureau de Germaine. Il se souvenait que le bureau de Germaine était arrivé et qu'on avait enfin pu dire que c'était l’origine, le premier jour, le commencement de l'histoire. On venait donc de livrer le bureau de Germaine qui était un vrai bureau à volets des années trente. Pas une imitation, comme on en voit de nos jours. C’était un vrai beau bureau ventru avec plein de tiroirs et de cachettes secrètes dans les moulures. Il était aussi ventru que Germaine elle même, qui l’avait trouvé dix ans auparavant dans les greniers de l’ancien hôpital et qui avait eu envie de changer pour un bureau moderne, tout plat et tout lisse. C’est comme ça qu’ils avaient récupéré le bureau, qui n'allait tout de même pas retourner dans le grenier de l'ancien hôpital. Ils avaient vite décidé que c'était là que l'on cacherait le double des clés de la maison, dans un tiroir secret. Il y avait un beau sous-main de moleskine et de buvard vert. Ils posèrent à côté un minitel flambant neuf et le téléphone. Il y avait un fauteuil tournant de bois clair aux dimensions de Germaine, avec de larges empreintes pour les fesses. On s'y sentait à l'aise, au large. Germaine, la surveillante du service, était une fonctionnaire énorme, placide et matoise, au demeurant assez bienveillante. On avait raconté que par les jours de grande chaleur, Germaine prenait des bains de pied, la bassine coincée sous ce bureau tout en écoutant avec patience , sans lacher son tricot, une pauvre dame lui raconter pour la centième fois son enfance malheureuse. Cela leur plaîsait d'avoir avec eux le bureau de Germaine. C'était comme un rêve de victoire sur les bureaucrates. C'était un signe malicieux et tutellaire. Ils commandèrent un cahier. Germaine elle même leur fit fournir un grand registre noir du genre administratif aux pages à petits carreaux numérotées. Il y avait un océan de pages. Cela deviendrait le journal de bord. Parce qu'il fallait pouvoir raconter l'histoire. Peu après le commencement, on trouva un nom pour le registre : le Déchronographe. Cela contrastait suffisamment avec son aspect sévère. Plu tard, mais pas si longtemps après, quand l'océan de pages du registre fut plein et que la toile noire de la couverture se fut effilochée, on commanda un autre registre identique. On colla un étiquette sur la couverture : Tome I. Sur la première page du Tome I du Déchronographe ils avaient inscrit que le bureau de Germaine était arrivé. Tout avait été prêt. Ils inscrivirent : "tout est prêt". Tout est prêt. C’est là que l’histoire commence. C'est une histoire pleine de bruit et de fureur.

21 janvier 2004

Je me souviens de mon premier baiser, c'était dans un train, de retour de colonie de vacances.

20 janvier 2004

David Madore ! Décidément, il m'assoit (ou m'assied, les deux se disent, après consultation de Grévisse, cependant "assied" s'utiliserait plus souvent en langue écrite, heureusement ce n'est pas une langue écrite que j'écris là !) il m'assoit donc, ce petit jeune !

18 janvier 2004

Ouf ! Il était temps. O heures 31. J'ai failli ne pas recevoir à temps les "notules dominicales de culture domestique". Il aurait alors fallu les appeler les "notules ... Quel est l'adjectif qui correspond à lundi ? Selenite ? ...de culture domestique" !
Merveilles 9


RichardParfois, se souvenir est harrassant. je veux dire déprimant, triste, morbide. Toute proportion gardée, mais je n'en rajouterai pas dans la modestie, je ne comprends pas, par exemple, ce qui excitait tant Saint Simon ou Casanova quand ils rédigeaient leurs mémoires. On nous a rebattu les oreilles qu'ils jouissaient de leur passé par procuration, qu'ils se sauvaient ou plutôt se transportaient dans leur jeunesse par la "magie" de l'évocation et de l'écriture réunies. Bon, je veux bien. Je ne me livre pas ici à une telle entreprise. Rien à voir avec Perec, non plus. Quoique. Peut être pleurait-il comme une madeleine (ah ah) en se souvenant de Dubo -Dubon - Dubonnet ou de l'Ange Blanc, mais je ne crois pas, il était en méditation, à deux centimètres du sol comme un moine zen, je l'ai lu dans "Entretiens et Conférences II". J'ai dressé la liste de ces "Merveilles" il y a environ deux ans : je les énumère une par une comme je me l'étais promis. Ce que je fais là est de l'ordre du serment, mais pas de la fidélité au passé. Moi, ça me rend triste de me souvenir et, plus je me souviens, plus je suis triste. C'est une contrainte, et pas seulement au sens littéraire, loin de là, si vous voulez savoir (qu'on ne me fasse pas dire ce que je n'ai pas dit : il ne s'agit pas non plus d'une contrainte au sens psychiatrrique : on ne peut pas être aussi mauvaise langue de soi-même) Comprenne qui pourra. Richard II, Shakespeare, revenons donc à nos moutons. A peu près au même moment où Chéreau montait Richard II à l'Odéon (voir épisode précédent) Arianne, notre mère à tous je veux dire Mnouchkine (je ne l'ai jamais personnellement connue mais j'en ai beaucoup entendu parler) investissait une sorte de terrain vague parsemé de vieux batiment promis à la démolition : la Cartoucherie. Le théatre du Soleil y donna les représentations de "1789", sans chauffage, je me souviens, j'y étais, sans chauffage, en plein mois de février (je me souviens très bien (re ah ah )), qui venait d'avoir un succès faramineux au Piccolo Theatro de Milan, chez Sthreler et même dans toute l'Italie, je crois. Mais de çà j'en reparlerai dans une autre "Merveille", la numero 10, si je me souviens bien, la prochaine, justement. 10 ans plus tard, la géniale Arianne y revisitera Shakespeare tout en nous donnant un cours magistral de théatre comparé. Ce Richard là était une sorte de rêve, un enfant des noces barbares du kabuki japonais et du théatre élisabethain, une splendeur. Ce que je crois, de fait, était que Mnouchkine voulait retrouver l'athmosphère du théâtre élisabethain sans faire un ènième Shakespeare en costume de plus. Reconstituer le théatre de Globe même minutieusement eut été une erreur rien que barbante : le détour par l'orient créait ce flou, temporel plus que spatial, qu'elle recherchait. En même temps c'était une magnifique introduction au théâtre d'Orient, dont on ne sait presque rien. Je ne sais d'ailleurs pas quel est le statut réeel du Nô ou du Kabuki ou du Bunraku au japon, ni de l'Opéra de Pékin à Pékin (je sais en revanche la relique qu'est devenue le Kathakali à Cherruthurruthi, le long du fleuve Barathapujia), je ne sais pas si ce sont encore des arts vivants, je ne le crois d'ailleurs pas, on les conserve, en boîte, dans des temples pareils à la Comédie Française, je ne reviendrai pas sur la mort du théâtre, mais dieu que leur mariage avec notre théatre à l'italienne était beau, en ce temps là. Je me souviens du musicien (Jean Jacques Lemaître ?) jouant de tous les instruments, des pas des acteurs qui ne dansaient pas mais ne marchaient pas non plus, je n'ai jamais revu cela, le me souviens des ors et des rouges des tentures de soie au fond du théâtre qui s'écroulaient en guise de changement de décor. Je me souviens que Georges Bigot, dans le rôle titre était sublime. Il avait une diction totalement originale, une sorte de voix de fausset, un non-jeu qui le portait probablement à la hauteur d'un Bezace ou d'un Clevenot. Mais qui connaît Bezace, ou Clevenot (allez, pour vous, ignares, je noue ce lien) en ces temps de Tom Cruise ou autres Russel Crowe ?

15 janvier 2004

Un site absolument fascinant, ce soir : de l'effet du celeri en branche sur le claquage des élastiques

13 janvier 2004

Je viens d'évoquer le Te Deum de Charpentier qui est indissolublement lié à mon enfance et au football (lire l'entrée ci-dessous (je précise pour la nième fois bien sûr que sur Ciscoblog comme sur tous les blogs les entrés s'inscrive dans l'ordre chrologique inverse)) et voilà qur je tombe par hasard sur ce site célébrant le tricentenaire de la mort du génial Marc Antoine. Les voies de l'Inconscient sont impénétrables, n'est-il pas ? Bref, cliquez ici et vous tomberez sur ce qui se fait probablement de mieux en ce moment en matière de site, c'est un vrai régal (via Le Monde)
Je pense à

Didi. Il est mort il y a deux ans, me dit Google. Il est mort assez jeune, confirmation de plus que le sport ne conserve pas, à soixante douze ans. Mais je pensais qu'il était plus jeune, en calculant approximativement, je lui donnais plutôt autour de la soixantaine. Et Vava, quel âge a-t-il alors ? Est-il vivant ou mort ? Garincha, lui est mort, je le sais, il y a longtemps, jeune et rongé par l'alcool et la drogue, Garincha, le petit oiseau. Quant à Pelé, il a exactement dix ans de plus que moi. Didi, l'inventeur génial du tir en « feuille morte », était donc déjà un vieux joueur, autour de la trentaine, quand je regardais la coupe du monde de 1958, à neuf ans, assis sur mon ballon de foot devant le poste de télé à la maison. Car en 1958, nous avions la télé, ce qui était encore assez rare. Je me souviens aussi d’avoir regardé un bout de match dans la rue du Val de Grâce, où il y avait un marchand d’électroménager qui a disparu depuis longtemps. Dans mon souvenir il s’agit du match historique Brésil-France, en demi-finale, mais je n’en suis pas du tout sûr de ne pas avoir enjolivé. Je me souviens aussi, et là j'en suis sûr, toujours devant la télé, de l'unique but international marqué par Roger Marche, l'arrière moustachu d'une équipe de France du début des années soixante encore assez vaillante. C'était lors d'un mémorable France Espagne gagné par la France, au Parc des Princes, je crois par 4 buts à 1. Un peu plus tôt en 1960, exactement, je me souviens de la finale de la coupe d'Europe des Clubs champions entre le stade de Reims et le Réal Madrid : Kopa avait déjà changé de camp et Puskas, Di Stephano, et Jento brillaient au Réal. Je revois encore les déboulés innarêtables de Jento, ailier de feu. A cette époque on pratiquait encore le W M avec deux arrières, droit et gauche, trois demis, le droit le gauche et le centre et cinq attaquants, deux ailiers un avant centre et deux intérieurs ou "inters". Piantoni, par exemple était un inter, Fontaine, un avant centre. C'était bien avant le 4-2-4 qui pourtant n'existe plus depuis longtemps. Il n'y avait pas encore de "latéraux", de "milieux", de "charnière centrale" de "numéro 10" ou de "libero". Le Catenaccio n'était encore qu'en train de devenir une spécialité italienne. La révolution de l'Ajax d'Amsterdam de 1968 avec Cruyf et ses autres stars aux cheveux longs qui faisaient pâmer les filles, tout le monde défend, tout le monde attaque, n'était pas encore née. Un peu plus tôt, je me souviens évidemment de l'historique victoire de l'Angleterre sur l'Allemagne, à Wembley, en 1966, date de mon bac, au cours d'un voyage en URSS avec les jeunesses communistes dont je parlerai un autre jour, par 4 buts à 3 après prolongations, toujours en noir et blanc et avec tous les jeunes russes pour les anglais. Ma première coupe du monde en couleur fut donc celle de 1970, et celle du triomphe du Brésil et du roi Pelé. Après il y eut l'épopée des verts, sur presque dix ans, la finale de 76 perdue contre le Bayern de Munich du Kaiser Franz Beckenbauer avec le tir de Santini (l'actuel selectionneur de l'équipe de France) sur la barre qui aurait pu changer la face du monde. Et puis on passe, disons, à notre époque, beaucoup de soixante-huitards de mon âge ont les mêmes souvenirs, avec la demi finale de la coupe du monde 1982, où tous les joueurs sont déjà plus jeunes que moi, ça vous fout un coup, la joie de Giresse, le culot de Marius Trésor, la scélératesse de Schuemacher, la noblesse de Platini, le coma de Battiston, la rage de Tigana et la grandeur de Rumenigge. Je passe sur la victoire, chanceuse, il faut bien le dire, de la France en 86 sur le brésil de Zicco en quart de finale. Pour ce qui est de la finale 98, et un et deux et trois zéro, nous l'avons vue avec Christine et Nathan, mon fils (Jérémie, l'aîné travaillait déjà aux Grilles) tassés dans le café Gendra, à Queige, Savoie, France. J'en ai pleuré, de vraies larmes, en pensant à mon enfance, au Te Deum de Charpentier qui annonçait l'Eurovision à la télé et la majestueuse ouverture de l'étrange lucarne sur les rêves de gosse et aux "choux! - fleurs!"(avec les pieds dessus ou pieds dessous, éternelle controverse) des choix des équipes dans les cours de récré ou j'étais toujours choisi dans les derniers sauf quand c'était moi qui faisait le "choux fleur". Te souviens-tu, Nathan, my gentle younger one, toi qui ne sait pas ce qu'est le Te Deum de Charpentier et l'Eurovision, de la distribution gratuite de glaces par la patronne après la victoire, tant il faisait chaud dans ce troquet enfumé par cette belle soirée de Juillet ?

12 janvier 2004

Très joli petit billet de David Madore, pour aujourd'hui.

11 janvier 2004

 Istvan Orosz


Ceci n'est pas un dessin d'Escher mais celui d'un graphiste hongrois, grand admirateur d'Escher, Istvan Orosz, dont je suis allé visiter le site depuis Cipengo où je viens de passer une partie de la nuit (via Geisha Asobi). Plein les mirettes ! Bonsoir.
Pensée de la nuit N° 54 : "Ca manque un peu d'images ces derniers temps, ne trouvez-vous pas ?" Ciscoblog, Pée de la nuit N° 54 le 11 janvier 2004, 02 heures 24
La surprise fut totale. La catastrophe immense. Cela se produisit tout d'un coup, en une seule fois. Sans prévenir. En une seule nuit, les mots désertèrent tous les livres et toutes les inscriptions. Dans les bibliothèques, dans les librairies, chez les bouquinistes, chez nombre d'intellectuels, L'abattement succéda à l'incrédulité. Les mots avaient bel et bien disparu. Les livres, ces objets si familiers, jusque-là bien rangés, serrés l'un contre l'autre, bien à l’abri sur les rayons, ces objets inoffensifs pour tout dire étaient devenus l'image même de l'horreur. Réduits à l'état de parallélépipèdes rectangles, comme les cadavres se réduisent rapidement à leur carcasse, ils gisaient à terre, désarticulés, ouverts et obscènes, désormais inutiles, dans toutes sortes d'endroits où jamais on ne les avait vus. Sur les routes, dans les escaliers, éparpillés dans les champs et les prairies, sur les stades de football, dans les hangars. On les voyait en tas immenses, comme les betteraves sucrières le long des routes à l'automne. Les trésors de la pensée humaine furent à jamais perdus. Les instructions, les modes d'emplois, les consignes, les circulaires, les décrets et les lois disparurent. On vit des bureaucrates tenter de les rédiger à nouveau, mais outre que la mémoire pour les retranscrire leur faisait rapidement défaut, les textes un moment rétablis se défaisaient et s'évanouissaient irrémédiablement. C'était un travail de Sisyphe dont on compris rapidement la vanité. Les acteurs et autres comédiens connurent une gloire immense et s'enrichirent au-delà du raisonnable. Certains se firent même enlever par de riches texans ou des magnats japonais qui voulaient avoir Shakespeare ou le Kabuki pour eux seuls. La mémoire devint l'un des trésors les plus recherché. Mais le comble de l'horreur ne fut atteint que le jour où, tels une gigantesque marrée noire, tels une immense fourmilière, tels une armée inexorable, dans un désordre absolu, les mots revinrent et marchèrent sur le monde pour le submerger à jamais.

Je me souviens de mon premier baiser, c'était dans un train
Il existe bien sûr des endroits où je n'ai jamais mis les pieds. On pourrait même dire que le nombre des endroits où je n'ai jamais mis les pieds est infiniment plus grand que celui des endroits où je les ai mis. Je ne sais pas si ça vous fait la même chose, en tout cas, pour moi, certains lieux que je ne connais pas me sont bien plus inconnus, que certains autres, que je ne connais pas non plus. Je m'explique : Par exemple, je ne connais pas la ville de Pékin, eh bien on peut dire que j'ai quand même une idée de la ville de Pékin, la cité interdite, la place Tien Anmen, vue à la télé avec le type tout seul face aux chars, les pousse-pousse, les vélos, les petites maisons dans de petites rues désertes avec de tout petits jardins où se cachent des intellectuels pourchassés par le régime ou des artistes interdits et interviewés par Han Sou Yin à la télé dans "Envoyé Spécial", et ainsi de suite. Je ne connais pas Toulouse, la ville rose, la ville des champions de France de Rugby, avec le quartier du Mirail qui a été construit par l'architecte Georges Candilis qui était notre voisin de dessous boulevard Saint Michel, le maire Dominique Baudis qui avait été présentateur à la télévision dans sa jeunesse et ma copine Agnès, originaire de Figeac qui y a fait ses études de médecine et milité à l'UNEF. Je ne connais pas non plus Denver, Colorado, aux Etats-unis, au milieu des Montagnes, qui a peut-être été l'hôte des jeux olympiques d'hiver dans les années soixante ou soixante dix, d'où étaient originaires les Américains avec qui nous avions projeté d'échanger notre maison du XIIIème arrondissement contre la leur avec piscine, jacuzzi et four à micro-onde dans les années quatre vingt, et qui étaient venus chez nous passer un mois pendant que nous étions en vacances dans les Alpes. Pas plus que Saigon que j'ai vu des milliers de fois à la télé et au cinéma notamment dans le film "l'Amant" tiré du Roman de Marguerite Duras. Pas plus que Dantzig ou Gdansk tant de fois décrite dans les romans de Gunther Grass et avec quelle minutie. Pas plus que Belfast qui est le Principal personnage du si beau "Euréka Street" de Robert Mac Liam Wilson, Nantes qui est la ville de mon copain Paul et celle de mon équipe de foot préférée (Stade de la Beaujoire, stade Marcel Saupin, Passage Pommeret dans les BD de Tardi). Et ainsi de suite : il y a toujours quelque chose qui peut me donner une idée d'une infinité de lieux que je ne connais pas, ne serait-ce même que parce que je connais quelqu’un qui les connaît, qui m'en a parlé avec émotion un jour ou bien avec haine (je me souviens ne jamais avoir compris ce que Jeanne, par exemple avait bien pu reprocher à la ville de Rennes pour la rejeter avec autant de violence, cependant il m'a semblé la connaître bien avant d'y mettre le pied). Ce qui au bout du compte infirme mon affirmation première : il y a peut-être très peu de lieux que je ne connais vraiment pas. Pour moi, Mantes la jolie ou Abbeville ou Vierzon ou encore Montfort-l’amaury sont le prototype des lieux parfaitement inconnus (encore que pour Vierzon il y ait la chanson de Jacques Brel - non, c'est Vesoul - et que je sache que c'est une des villes où Andrée a passé son enfance). Impossible d'évoquer Macao, Valparaiso, Dallas ou Clermont-ferrand sans quelque chose ou quelqu'un qui s'y associe et peut me donner le sentiment que je l'ai visité dans une autre vie. Mais j'affirme que je ne sais rien de Mantes la jolie. Je ne sais pas à quoi ressemblent les Mantes-la-joliens, quel est le costume folklorique des Mantes-la-joliennes, quelle est la couleur de leur peau, leurs mœurs et leurs coutumes, comment ils se vengent de leurs ennemis et comment ils prédisent l'avenir. Mantes la jolie m'est bien plus étrangère, étrange même, que Tombouctou et bien plus que Honolulu et Petaïouschnock. Il y a bien une ville qui vous fait le même effet, à vous, non ?

07 janvier 2004

Mon père a toujours fait plus jeune que son âge. Du plus loin que je m'en souvienne, cette particularité lui a toujours valu une petite admiration, en particulier de la part de dames, pour la plus grande fierté de ma mère, qui, il faut dire, est plus jeune que lui de onze ans. Je me souviens des commentaires élogieux de l'entourage ou des exclamations de surprise quand il annonçait, après l'avoir fait deviné longuement, le véritable chiffre. Il faut dire, qu'en tant que fils, je jouissais aussi un peu des retombées de cette petite gloire avec une fierté touchante mais largement usurpée. Cela a duré très longtemps jusqu'à ce qu'il atteigne un âge très avancé, au de-là de quatre-vingts ans, car maintenant, bien qu'il ne soit en aucune manière atteint des infirmités fréquentes liées au grand âge (il n'est pas trop sourd, il y voit très bien, il se déplace sans difficultés, fait sa gymnastique tous les matins, etc.) il a l'air de ce qu'il est : Un vieillard. Alerte, certes, mais un vieillard, inéluctablement, une personne de qui on peut dire qu'elle est très vieille. Bref, à Quatre vingt-huit ans son âge l'a rattrapé. Je n'ai pas hérité de ce don. Je fais mon âge, sans plus, mais je fais mon âge. Mon frère en a hérité, lui. Je me rappelle que jusqu'à trente ans, on lui donnait souvent dix-huit ans, tout au plus vingt. La dernière fois que je l'ai vu, il y a un an, tout avait changé : j'avais toujours eu le sentiment que j'étais l'aîné des deux, non pas parce qu'il y avait une différence d'âge effective (nous avons dix-sept mois d'écart) mais parce son apparence était véritablement celle d'un homme très jeune. Et là, subitement j'ai eu conscience (était-ce dû au fait que nous ne nous étions pas vus depuis longtemps ?) que je me trouvais face à une personne de mon âge, qui aurait même pu paraître plus vieille que moi. J'ai eu la révélation que l'âge avait rattrapé mon frère, et que mon frère m'avait rattrapé. Etrangement, notre brouille n'en pèse que plus encore. Mais je veux en revenir à l'apparente jeunesse de mon père, car je lui dois la première grande tristesse de ma vie. Il nous a longuement menti sur son âge. Pour quelle raison ? Par coquetterie ou pour ne pas avoir à justifier une différence d'âge qui peut-être gênait ma mère ou une quelconque grand-mère, dans une image idéale d'harmonie conjugale qui n'existait pas, à ce niveau-là, au moins. Mensonge bénin, faute vénielle, mais en était-ce seulement une à leurs yeux ? Bref, quand nous étions petits, la version officielle lui donnait tout juste un an de plus que notre mère. Un jour, quand j'eus atteint les dix ans, la révélation de son âge véritable, qu'il fit sans trop y penser, comme on met fin à une plaisanterie un peu longue ou à un petit mensonge de convenance sans importance, au détour de la fin de repas de midi, avant de retourner à l'école, me plongea dans un désarroi que n'avais encore jamais connu. Je fus soudain assailli par l'idée que j'allais le perdre, qu'il allait bientôt mourir. Dix ans de plus ! Ils nous avaient trompés sur un temps qui représentait toute la durée de ma propre vie, une éternité ! Notre père, que nous croyions jeune et éternel se trouvait soudain vieux et mortel. Et puis, l'image de couple harmonieux, à laquelle ils nous avaient montré qu'ils tenaient tant, vacillait justement elle-même tout entière, par la chute du détail absurde qu'ils avaient rajouté pour la parfaire. Les larmes nous vinrent aux yeux. Ils nous prirent tour à tour dans leurs bras, se rendant compte soudain de leur erreur, tentant de nous consoler mais ne faisant qu'aggraver notre tristesse. Pendant longtemps, le soir au lit, nous avons essayé, mon frère et moi, de considérer sans y arriver que notre père n'était pas un vieillard près de la mort. Je n'arrivais plus à l'embrasser sans que l'image de son prochain enterrement ne vienne m'assaillir. Je me retenais de lui dire, et il me retrouvait en larmes, sans comprendre, à la fin du baiser. Pendant longtemps, nous avons craint qu'ils ne divorcent, comme ça, uniquement parce qu’une jeune femme n'est pas faite pour un vieil homme. Et puis ils sont restés ensemble, nous nous sommes mis à percevoir leurs dysharmonies. Les enfants savent que les pères sont mortels. Mais le terme de l'existence des parents est rejeté en principe dans un avenir suffisamment irreprésentable pour qu'ils n'anticipent pas trop l'angoisse de la perte. Le mensonge stupide, par le simple fait qu'il était un mensonge, avait brouillé nos repères temporels mal assurés et rendu palpable la mortalité des adultes et des couples. Ce qui était probablement l'inverse de ce qui l'avait motivé. Nous en voulûmes à notre père assez longtemps avant d'oublier et de vieillir nous-même assez pour nous représenter le moment de la mort de manière suffisamment rationnelle. Et surtout, il eut le bon ton de vivre vraiment longtemps. Heureusement pour lui !

06 janvier 2004

je me souviens de mon premier baiser

05 janvier 2004

le fin du fin, le saint des saints, l'inespéré, le bienvenu, the precious ! via oncle tom
Nous avions établi des règles strictes. Nous ne devions les enfreindre sous aucun prétexte. Si les circonstances ou l'imagination de l'un de nous deux nous donnaient par hasard ou sciemment les moyens de les contourner, il était admis qu'un nouveau jeu de règles était instantanément édicté pour y pallier. Avant de commencer nous nous récitions la litanie : "Pas le droit de mordre, pas le droit de tirer les cheveux, pas le droit de frapper, pas le droit de griffer, pas le droit de pincer, pas le droit d'étouffer... ". La litanie se terminait par la formule consacrée que nous disions en chœur : " Pas le droit de faire mal". Et nous nous battions. Nous nous jetions l'un sur l'autre de toutes nos forces. C'était un jeu à la limite du jeu. La litanie était là pour nous empêcher de la franchir. Le combat se voulait sans merci, mais totalement loyal, sans coup bas ni douleur infligée à l'adversaire. Le vainqueur, mais il y en avait rarement sur la fin, l'était uniquement par épuisement de l'adversaire. Nous sortions de là en nage, le souffle coupé. Le premier demandait toujours : " On joue à se battre ?" L’autre répondait "oui" ou "non", mais il fallait que les deux soient d'accord pour jouer à se battre. On n'avait pas le droit d'attaquer. Si nous nous battions, c'était toujours "dans les Règles". Jamais nous n'avions transgressé. Si au cours de l'effort un geste brusque se transformait malencontreusement en coup ou causait du mal, nous savions l'un et l'autre que l'intention n'y était pas, que c'était un accident. Nous interrompions, avec les excuses du fautif, le combat pour laisser au "blessé" le temps de se remettre. Et nous nous jetions à nouveau l'un sur l'autre. Ces combats ne nous servaient que de jeu. Jamais nous ne réglions nos différends de cette manière. En même temps, quand nous nous disputions "pour de vrai" jamais nous ne nous sommes battus. Et nous pouvions être sacrément fâchés l'un contre l'autre ! Nous avons commencé quand j'avais huit ans, mon frère en avait six et demi, nous avons arrêté définitivement quand mon frère eut atteint à peu près onze ans, si je me souviens bien. Et je me souviens très bien. Je raconterai peut-être un jour comment il fut mis fin définitivement à ce jeu.


Nous avions inventé d'autres jeux. Il y avait par exemple le Bille-tennis. Nous étions très fiers d'avoir inventé le Bille-tennis. Nous pensions qu'il n'y avait pas de sport plus passionnant que le Bille-tennis. Nous étions les champions du monde du Bille-tennis. Nous l'avions montré à nos copains du moment, ils venaient jouer chez nous, mais perdaient toujours. Ils étaient soit fils uniques et par conséquent ne pouvaient s'entraîner suffisamment, soit affublés de sœurs avec lesquelles il était bien connu qu'on ne pouvait rien faire ou de frères trop petits pour faire des partenaires valables. C'est pourquoi mon frère et moi étions les champions du monde de Bille-tennis. Car nous nous entraînions avec acharnement, et d'ailleurs chaque entraînement était une finale de championnat du monde. Pour décrire le Bille-tennis, il faut d'abord avoir une idée du terrain où se jouait le Bille-tennis : C'était le sol laissé libre de meubles de notre petite chambre commune, à peu près un mètre vingt sur un mètre quatre-vingt. Nous nous placions le plus loin possible l'un de l’autre sur le lino moucheté qui tapissait le sol, étendus, une main largement ouverte (la droite pour moi, la gauche pour mon frère, car il était gaucher). Le but du jeu était d’envoyer le plus fort possible une bille de verre vers l'adversaire, mais sans jamais qu'elle ne fasse autre chose que de rouler sur le sol. Tout décollage était considéré comme faute et, en plus, dangereux. Bien sûr il n'y avait pas de filet. C'était donc un mini-tennis en deux dimensions réduit au strict plan du sol de notre chambre. Quand la bille touchait le mur devant lequel nous étions postés, le point était marqué. Il était parfaitement licite de faire barrière de notre corps étalé. Il était interdit de s'avancer au-delà d'une ligne imaginaire qui séparait l'aire de jeu en deux. Je crois que nous avions chacun notre terrain préféré. Le mien était du côté de la porte, celui de mon frère, du côté de la fenêtre. Nous avions aussi inventé le premier jeu de Basket-ball en chambre du monde (au moins trente ans avant la mode de ces mini-filets de basket qui ont envahi les chambres de nos bambins il y a peu). La balle était une simple boule de papier froissé, et le panier une boîte en carton sans couvercle ni fond fixée le plus haut possible en montant sur une chaise, avec du scotch sur le mur au-dessus de la porte de la chambre. Nous étions très habiles à ce jeu épuisant lui aussi, par la longueur interminable des parties puisque comme au bille-tennis les parties succédaient aux revanches et aux belles sans discontinuer. Le procédé était le suivant : deux parties ou une belle gagnée donnait un point, trois points donnaient une nouvelle partie, laquelle donnait droit à une revanche de trois points également et ainsi de suite à l'infini en forme de poupées russes. Mais nous n'étions pas les champions du monde à cause de notre taille déjà réduite par rapport à celle de beaucoup de nos copains. Certains d'entre eux, beaucoup trop grands, n'avaient même pas le droit de nous défier, d'ailleurs nous leur cachions l'existence même du jeu.


Savez-vous préparer un "oeuf dur parfait" ? En voici la recette, complètement surréaliste, sur ce site (par ailleurs à glisser dans vos favoris si vous vous piquez d'être un fin cuisinier) très sérieux, via David Madore

03 janvier 2004

"Maman, regarde !" J'ai cinq ou six ans. "Maman, regarde !" Je tourne le pistolet vers elle, elle me semble très loin, venant probablement d'une autre pièce répondre à mon appel. Je tourne le pistolet vers elle et j'appuie sur la gâchette. "Maman, regarde !" Je le dis au moment où j'appuie sur la gâchette. Je veux qu'elle regarde quoi ? Je me souviens du sentiment de triomphe contenu dans l'appel à ma mère. C’était l'anniversaire d'un petit copain. Sa maman, copine de ma mère, suisse de bonne famille, avait organisé un goûter d'enfants comme cela commençait à se faire à Paris, à l'époque, au milieu des années cinquante. La chambre du petit copain était remplie de jouets militaires : figurines de soldats à plat ventre, rampants, dans la position du tireur à genoux, des cavaliers, des légionnaires qui marchaient au pas, des tanks, des Jeeps, des canons, des drapeaux des fusils en bois et aussi un pistolet à fléchette. "Maman, regarde !" Je voulais lui montrer comment j'avais réussi à armer la fléchette, ce qui n'était pas facile à faire car il fallait appuyer fort de la paume sur la petite ventouse de caoutchouc qui la coiffait pour vaincre la résistance du ressort. Il faut dire que chez nous les jouets militaires et les simulacres d'arme à feu étaient totalement interdits. Les principes éducatifs de mon père, qui avait fait la guerre et qui avait été prisonnier étaient stricts et sans nuances : Pas un seul soldat à la maison n'était toléré. Pas une seule arme à feu, revolver, pistolet ou fusil. Tout juste avions-nous droit aux épées de mousquetaires, aux sabres de pirates et aux arcs des Indiens. Les figurines se devaient de représenter la paix, chez nous : animaux de la ferme, vaches ruminant, vaches broutant, chevaux attelés à des charrettes ou chevaux au pré, cochons, poules et des chapelets de poussins minuscules en plomb à qui des fermières en robe bleu électrique donnaient de larges poignées de grain puisées dans les tabliers blancs qu'elles tenaient de l’autre main. Le fermier s'appuyait sur son bâton pour surveiller les moutons ou bien passait, la fourche sur l'épaule, il y avait même les chats qui doraient au soleil, les chiens de garde, et les truies allongées sur le flanc allaitant les porcelets. Tout ce monde-là dormait la nuit tassé dans l'étable de la ferme en contre plaqué peint et se faisait réveiller le matin sans ménagement par la fermière venue de l'habitation des fermiers. Elle mettait dehors, d’une seule poignée, veaux, vaches, cochons, couvées. Bref, gavé, fatigué, blasé d'agriculture, j'étais fasciné par les soldats et le monde guerrier. "Maman, regarde !" J’appuie sur la gâchette et le coup part. La fléchette va se ficher sur l’œil gauche de ma mère après une jolie trajectoire de parabole aplatie. Grand cri. J'ai juste le temps d'apercevoir ma mère porter une main à son œil, déjà elle s'effondre en arrière soutenue par d'autres mères accourues à la rescousse. L'une d'entre elles vient me confisquer avec rage l'arme du crime. Je ne crois pas un seul instant avoir vraiment blessé ma mère, ni ùêùe lui avoir fait très mal mais elle a disparu dans une autre pièce soutenue par l'essaim des mères. Dans l'autre pièce, ma mère est affalée sur un fauteuil une compresse d'eau chaude déjà en place sur l’œil meurtri (la maman du petit copain est épouse de cardiologue, elle a été infirmière pendant la guerre). On est venu me gronder. Ce qui m’a semblé injuste, même à cet âge, c'est que personne n’ait ramené l'incident à sa réelle dimension, que je saisissais parfaitement à l'époque, de bénignité absolue, que personne n’ait plaisanté comme on fait souvent avec les petits incidents causés par les enfants après l'admonestation de principe. Ma mère "s'en était tirée" évidemment sans le moindre bobo, mais elle a toujours voulu croire et me faire croire, non seulement que j'avais failli, mais que j'avais voulu lui crever l’œil. "Les armes à feu" sont restées définitivement interdites à la maison. Mais qu'avais-je donc voulu qu'elle regarde ? La fléchette lui crever l’œil ? Ce n'est pas improbable, finalement. "Maman, regarde !"