« Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas fou.» B.Pascal
30 décembre 2005
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28 novembre 2005
27 novembre 2005
Le soir tombait, la neige poudrait de silence
Le village endormi. L'heure où la nuit commence
S'égrenait au clocher dressé vers les étoiles
Des nuages, la lune écartait le grand voile.
Tout était immobile sous les grands arbres blancs,
Seul, un prisonnier qui regagnait son camp
Comme honteux de troubler la nature figée,
D'un pas glissant foulait la neige immaculée...
Mais, dans le clair obscur des colonnes géantes
Il aperçut soudain, vision saisissante,
La Camarde debout sur ce décor d'ivoire
Où ses orbites creuses paraissaient plus noires
Près de la faux luisant d'un éclat irréel !
O Mort, s'écria-t-il si l'enfer éternel
T'envoie pour enlever les méchants de la Terre
Passe là ton chemin, échappé de la guerre
Je t'ai souvent frôlé, tu ne m'as pas voulu
Viendrais-tu me chercher quand la trêve est venue ?
Non ! Je sais ta douleur et ta désespérance
Et je veux de ton cœur ôter la souffrance.
Je puis sur ton désir faire devant tes yeux
Paraître les trésors des contes merveilleux
Veux-tu couvrir ton corps d'opale et de rubis ?
Veux-tu voir les palais des mille et une nuit ?
Veux-tu voir à tes pieds les plus belles sultanes ?
Les jardins où jamais les fleurs ne se fanent ?
Veux-tu voir tes parents réunis sous la lampe ?
Ta maison où déjà l'oiseau bâtit son nid ?
Dis moi ce que souhaite ton cœur qui frémit...
Et lui, devant ses yeux tout remplis d'espérances
Tendant ses pauvres bras dans son désir immense...
O Mort ! s'écria-t-il, au nom du Dieu vivant
Toi qui sais tout tirer des gouffres du néant
Dis moi ce qu'aujourd'hui je voudrais tant savoir...
Pour combien le seau ce soir ?
Robert Quelavoine, Riegelsberg, Noël 1940
26 novembre 2005
25 novembre 2005
20 novembre 2005
17 novembre 2005
Depuis qu'il s'est reveillé, il fixe les quatre chiffres luminescents qui semblent se déplacer dans le noir de la chambre. Dans le temps, il avait une vue perçante. Même encore maintenant, du lit, allongé sur le dos, il peut lire l'heure sur le cadran à l'autre bout de la pièce. C'est un de ces nouveaux tourne-disques qui ressemblent à des stations orbitales. Les deux points verticaux qui clignotent entre le 02 et le 37 battent plus lentement que son coeur. Le reste de la chambre, ou plutôt du bureau qui lui sert de chambre, est plongé dans un noir sidéral. C'est comme cela toutes les nuits. Pas un bruit. Il sent des mouvements dans son abdomen. Il a faim. Une faim de loup, à vrai dire. Il mangerait sur l'heure tout un immeuble. Cette faim l'étonne, lui qui ressemble maintenant tant à un oiseau déplumé. Il mange, il dévore, il engloutit les aliments et pourtant rien ne fait corps. A deux heures trente huit du matin il se sent parfaitement éveillé, les sens aiguisés. Parfois il se réveille plus tôt, vers minuit. Il se rendort toujours vers les cinq heures. Depuis quelques temps, il voit rarement la lumière. Il en se souvient plus très bien de la couleur du jour, mais cela ne le chagrine pas. Il a un peu de peine à se redresser. Tou le dos lui fait mal. Mais une fois que c'est fait, il peut faire jouer presque sans douleur toutes ses articulations. Il s'asseoit contre son oreiller et écoute le silence tout en continuant de fixer les quatre chiffres bleus. La nuit lui parle. Une rumeur continue roule au loin. Mais il est plus attentif à ses voix intérieures. Il attend encore pour allumer la lampe de chevet. Dans la pièce voisine, Hanna, la garde-malade (pourquoi "garde" et pourquoi "malade" ?) ne veille pas. Elle dort, calée dans le Voltaire qu'elle lui emprunte tous les soirs en arrivant. Il se sent bien. Sans cette satanée tendance à trop dormir - combien de temps dort-il par jour ? 17 ou 18 heures ?- il se sentirait très bien. Il pense que cela fait au moins vingt ans qu'il ne s'est pas senti aussi bien. Il se sent léger comme l'air, léger comme une volute de fumée. Il pense aussi qu'il devrait être mort. Comment ne pas penser à la mort à 113 ans ? Il y pense toutes les nuits au sortir des limbes. Il pense que petit à petit - mais à quelle vitesse ? - ses périodes de veilles rétréciront jusqu'à ne plus permettre à une pensée même simple de se formuler jusqu'au bout, et qu'il ne se reveillera plus, les nuits succèdant aux nuits jusqu'à la fin des temps. Alors on tirera le rideau. Il éprouve la faiblesse de ses muscles et la raideur de ses articulations. Il y a encore dix ans, tout cela lui faisait très mal. Le moindre mouvement provoquait en lui une série infinie de douleurs en chaînes pareille aux vagues par grand vent. Maintenant plus rien. Mais il ne bouge plus beaucoup. Il se déplace un peu dans la chambre, un peu moins dans l'appartement, qui est grand. Il explore les couloirs la nuit, observe les raies de lumière sous les portes, écoute la musique ou les voix de la télé (Depuis quand n'en a-t-il pas fait complètement le tour ? Il aime imaginer tomber, au hasard de ses explorations, en dans une chambre sans frapper, sur une jeune fille, une de ses descendantes, lisant dans son lit les mémoires qu'il avait publiées il y a vingt cinq ans et levant sur lui des yeux étonnés. Mais il ne le fait pas. Il n'entre jamais sans frapper. Ses petits enfants, des personnes âgées déjà, ont bien leur propres soucis, il sait ce que c'est, et puis ses arrières petits enfants et toute sa famille se sont depuis deux génération égayés dans des pièces dont il n'a plus tout à fait le souvenir). Quand au dehors, les promenades à petits pas, c'est une ou deux fois par an, moins maintenant, peut-être. A quoi bon ? tout a tellement changé. Il ne reconnaîtrait même plus le coin de sa rue. Et puis sortir à deux heures et demie du matin, quel intérêt ? Il attend donc qu'Hanna se reveille et lui apporte son déjeuner. Il a envie de gratin daufinois bien gratiné dans un grand plat très chaud. Il se brûlerait le palais. Il croise les doigts sur son estomac qui fait des bonds (il aime sentir ses organes bouger et ne peut retenir le filet de salive qui s'insinue entre ses lèvres).
(On dira qu'il est né vers 1892. Il aura 113 ans. Il sera dans une forme physique et intellectuelle hors du commun. . Il se plongera dans ses souvenirs, entre les bras du passé. Ce sera un passé plein et des souvenirs précis. Il aura connu des centaines d'hommes et de femmes, il aura été témoin de presque tous les évènements qui ont marqué le monde. Il n'aura été ni un homme politique, ni un ambassadeur ni un haut fonctionnaire, encore moins un espion ni un grand reporter. Il aurait eu ce qu'on peut appeler une chance incroyable. Etre toujours là au bon moment avec la bonne personne. Magnifiquement doué pour les confidences, magicien des relations humaines. Il n'aura laissé absolument aucune trace dans l'histoire. Aucun homme ou femme célèbre ne l'aura mentionné dans ses mémoires, aucun biographe ne lui aura prêté attention. Il parlera plus d'une dizaine de langues dont plusieurs d'Europe centrale, etc. )
14 novembre 2005
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31 octobre 2005
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27 octobre 2005
26 octobre 2005
24 octobre 2005
"Je suis athée (au sens où je ne crois pas à l'existence d'un pouvoir surnaturel dans l'Univers), mais je considère que les croyants créent leur Dieu en y croyant, et que cette forme d'existence (analogue à l'existence des personnages d'un roman), si elle n'est pas scientifique (ou physique, en tout cas pas matérielle) n'est pas pour autant inférieure ou illusoire : le Bien et le Juste sont aussi des créations humaines (selon moi ou selon tout matérialiste) et ce ne sont pas pour autant des créations mineures. Si, comme l'a suggéré Nietzsche, Dieu est mort et c'est nous qui L'avons tué, alors sans doute chacun d'entre nous a le pouvoir de le ressusciter ou de le faire naître. L'erreur serait de se dire que, parce que ce Dieu est issu de notre croyance, il est illusion, il est fantasme, il est un faux dieu. Au contraire : parce qu'Il est issu de la croyance de celui qui croit en Lui, Il est réel, Il est tout-puissant — celui qui ne croit pas ça ne Lui donne pas vraiment naissance". (David Madore, blog)
Il y a un joli jeu de mot anglais : "Bodyscape". C'est une image du détail du corps. Je ne suis pas assez bon en anglais pour dire s'il est passé dans le langage courant ou s'il a seulement été forgé par des photographes astucieux. En anglais, un "paysage" est toujours un détail du pays, ce que le français ne rend pas, laissant plutôt voir comme un brouillage. Quelle pourrait être la traduction de "bodyscape" ? "Corpsage", par exemple ?..
23 octobre 2005
21 octobre 2005
20 octobre 2005
17 octobre 2005
16 octobre 2005
C'était la clé sur la porte. Comme dans le roman de Marie Cardinal, qui avait été le miroir de cette époque. Un lieu de passage, des habitués au dîner, un piano collectif, un poste de télé noir et blanc pour quinze les soirs de coupe de monde, des bouteilles de Chambertin 69 fraternellement partagées vers 1976 (année caniculaire, passée nus sous la douche, qui elle aussi deviendra une grande année dans les années 80) - je n'ai plus jamais bu la moindre goutte de Chambertin depuis - des soirées entières à faire tourner les tables à la lumière des bougies, de vrais et de faux drames, des histoires d'amour gaies et des tristes aussi. Il suffisait de monter un étage ou d'en descendre deux pour que les vies bifurquent ou tournent en rond. Le soir, parfois, l'escalier était plein comme un couloir de métro. Des piques -niques improvisés sur les paliers, des amourettes dà l'abri des rampes, des passions sur les marches. Un jour, il y eut une grande fête dans l'immeuble. Ou plutôt dix en même temps. Un thème par palier. Vin blanc au second, vin rouge au cinquième, alcools au troisième, pareil pour la musique et les herbes à fumer. L'escalier se couvrit de serpentins et de confettis. La concierge, digne mais impuissante ne voulut pas participer, elle se claquemura dans sa loge. Cela finit par un grand déjeuner, le dimanche midi, au rez de chaussée (plus tard ce furent les dîners dans la rue).
14 octobre 2005
12 octobre 2005
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25 septembre 2005
24 septembre 2005
21 septembre 2005
17 septembre 2005
14 septembre 2005
12 septembre 2005
Connaissez-vous l'auteur de ce tableau ? "Lunettes rouges" nous dirige vers cette exposition du musée Getty, entièrement visible sur le site (n'hésitez pas à zoomer sur les touches de pinceau)
09 septembre 2005
Mon frère et moi avons partagé la même chambre tant que nous avons habité chez nos parents. La chambre était toute petite, elle sert maintenant de bureau à mon père, et quand je la revois, je me demande comment nous avons pu y vivre toutes les aventures que nous inventions alors (le dimanche matin nous jouions "aux cabanes" avec nos édredons pendant que les parents faisaient la grasse matinée, en rentrant de l'école, nous en faisions un terrain de basket "indoor", etc.) Nous dormions tête-bêche dans des lits gigognes. Nos parents étaient assez à cheval sur l'heure du coucher. Pas de télé sauf le mercredi, qui était alors la veille du mercredi, comprenne qui pourra, et après la piste aux étoiles de Gilles Margaritis, hop au lit lumières éteintes (pas questions de les rallumer, même en cachette, notre mère avait un sixième sens pour ça) Nous partagions les premiers instants en parlant dans le noir, ensuite, nous nous détachions l'un de l'autre et chacun se livrait à ses rêveries hypnagogiques personnelles. Nous avions des sujets métaphysiques. "Quand on regarde, est-ce qu'on voit la même chose ?" demandait mon frère. C'était le début de toute une palabre. « Quand on regarde, est-ce qu’on voit la même chose ? » « Est-ce que nous voyons les couleurs de la même manière ? » « Par exemple, une chose qui est bleue, et que nous appelons bleue tous les deux, le ciel, tel objet de notre chambre, croyons-nous seulement qu’elle est bleue ? Quelle est sa vraie couleur, en dehors de nous ? » « C’est notre cerveau qui nous la fait voir comme ça » « Peut-être que le ciel n’est pas bleu, en réalité, Il n'aurait aucune couleur. Ce serait seulement dans notre tête qu’il serait bleu » « Et si le monde, en réalité, n'était d'aucune couleur ? » « Il se mettrait à en avoir que si on le regarde, mais dès qu’on ne le regarderait plus, il aurait n’importe quelle couleur. Le monde serait gris » « Mais alors, ça serait pareil pour les formes ? » « Ben oui, ça serait pareil, mais les formes, c’est plus facile, on peut les toucher ! » « tu peux toucher la forme d’une montagne toi, t’est fort… » « Ca dépend de notre cerveau. » « Si je ne regardais plus le monde, il se mettrait à avoir n’importe quelle couleur, comment vérifier. Mais alors toi tu te mettrais à le regarder et alors il reprendrait une couleur, une couleur qui serait dans ta tête à toi, même si moi, je ne le regardais plus » « Si nous le regardions ensemble, ce ne serait pas sûr que nous voyions la même chose ? » « Oui, hein ! » « Es-tu sûr que ce que tu vois bleu, moi, je le vois bleu aussi ? Peut-être je le vois rouge, je veux dire « ton » rouge à toi. Et alors, « ton » rouge serait « mon » bleu. » Et si « tes couleurs n’avaient rien à voir avec les miennes. Si tes couleurs étaient des couleurs que je ne peut même pas imaginer, que je n’ai jamais vues et que je ne verrai jamais, des couleurs uniquement à toi » "Mes couleurs ? bleu rouge jaune et tout ? » « Qu’est-ce qui le prouve ? Comment sais-tu qu’il n’y a pas d’autres couleurs que celles que nous connaîssons » « Et comment on les appellerait, alors ? » « Ben je sais pas moi… Raune, Bouge, Vleu, Bert, par exemple " « et pourquoi pas étagère, crocus ou éléphant ? « « Parce que rien que de leur donner un nom on voit une étagère beige, un crocus bleu, ou un éléphant gris » « comme jonquille, par exemple, ou lilas, Jonquille jaune ou lilas lilas, tu as raison, mais lunettes par exemple… » « Lunette c’est une couleur : je suis sûr que tu vois une couleur quand tu penses à une lunette » « Bon : « il avait les yeux couleur lunettes, alors ! » » « Moi, je les vois marrons ces yeux lunettes, mais tu peux les voir noirs ou transparents, si tu veux » « C’est drôle, c’est juste une question de mots, il faut inventer un mot qui n’existe pas pour une couleur qui n’existe pas, on est obligé… Si je te dit bouge, ou raune alors tu ne vois aucune couleur, mais « ton » jaune, pour moi, peut être que c’est du bouge, ou ton bleu c’est du bert » « Alors on dirait que les objets n’ont aucune couleur en réalité, quand on ne les regarde pas. C’est notre cerveau qui leur donne une couleur » « Les couleurs ça serait juste des mots, les vraies couleurs, elles seraient invisibles » « non pas invisibles, on pourrait juste pas leur donner de nom » etc…etc…
06 septembre 2005
05 septembre 2005
04 septembre 2005
Je me souviens de l'hôtel Moskva. Dans la deuxième moitié des années soixante, Je ne sais plus s'il existe encore. On pouvait y manger du caviar. A vrai dire, ça se faisait d'aller manger du caviar à l'hôtel Moskva. C'était bien avant le temps de la perestroïka. C'était un hôtel pour étranger et pour apparatchiks. Il suffisait d'avoir une tête d'étranger, c'est-à-dire par exemple d'être habillé normalement, en jean et T-shirt pour qu'on vous laisse entrer. Les grooms avaient des têtes de barbouze. Il me semble que l'hôtel Moskva donnait sur la place rouge, mais peut être était-ce sur la rue Gorki. C'était un restaurant au douze ou treizième étage d'un immeuble élégant et strict. On mangeait en terrasse, avec, finalement, j'y tiens, une vue sur l'entrée de la place Rouge. On y servait, au milieu de la nomenklatura et des diplomates, dans des plats d'argents posés sur des coupes de cristal, pleines de glace pilée, comme il se doit, un caviar gris sombre et luisant comme un fourrure de petit animal . On y servait aussi des pirojkis délicieux. Je ne me considérais pas encore comme assez âgé pour arroser le tout à la bière, comme le faisaient tous mes camarades plus âgés, ou au vin géorgien qui coulait à flots : je me contentais de l'eau minérale gazeuse en bouteilles de verre vert qu'on vendait aux touristes. Selon une sorte de coutume, toutes ces bouteilles n'étaient jamais desservies et s'accumulaient donc au centres des tables à nappes blanches empesées comme autant de témoins de l'immoralité des temps et pour qu'on puisse mesurer, rien que du regard, l'importance des convives et le brio avec lequel ils tenaient l'alcool. On n' est pas sérieux quand on a dix sept ans. A cette époque, le parti communiste français possédait un nombre incalculable d'officines plus ou moins officielles, plus ou moins secrètes et plus ou moins ouvertement financées par lui : des associations d'entraide, des associations de femmes, d'émigrés, des éditeurs, des librairies et des agences de voyage. Mon père avait déniché le catalogue de "Loisirs et Vacances de la Jeunesse" (LVJ) qui était imbattable pour les séjours en URSS. Le voyage à Moscou était la récompense d'un bac réussi avec mention (assez bien) et des études médicales qui s'ouvraient largement devant moi. Je me rendis vite compte que le voyage auquel je devais participer n'était pas un voyage seulement touristique ("rencontres avec la jeunesse soviétique", disait, par exemple, la brochure). C'était un voyage "officiel" qui ne disait pas son nom. Il était dirigé, à la manière des commissaires politiques par un membre assez élevé de l'appareil des "jeunesses communistes", puisqu'ils contrôlaient LVJ, dont je ne me souviens plus du nom, mais je n'ai plus jamais entendu parler de lui plus tard comme député de la gauche ou encore moins comme ministre. Il était entendu que les participants au groupe, garçons et filles, n'étaient en aucune manière des militants triés sur le volet, mais vu qu'il s'étaient adressés à LVJ pour leur voyage en Russie ils savaient quand même à quoi s'en tenir sur leur représentativité pour les Journées Mondiales de la Jeunesse. C'était donc d'une manière inofficielle mais implicite qu'ils en constituaient la délégation française (le pape, avec les JMJ, n'a fait que reprendre une vieille idée stalinienne et éculée). Beaucoup d'entre nous étaient quand même tombés là comme des cheveux sur la soupe. Il y avait comme une mauvaise foi dans ce recrutement qui ne disait pas son nom, sous des protestations d'oecuménisme : le parti ratissait large, il fallait montrer qu'il recrutait par trains entiers, même s'il attirait ses proies sous couvert d'une agence de voyage anodine. Nous partions faire du "tourisme", nous nous trouvions "enrôlés", on ne dira pas "malgré nous", dans les rangs des sympathisants, des "compagnons de route" et des "représentants de la jeunesse mondiale", échantillon justement représentatif puisque quasi prélévé au hasard parmi, disons, la jeunesse de gauche, humaniste et généreuse sinon tout à fait enthousiaste. Nous n'étions pas seulement tendres et crédules, mais nous nous sentions vaguement complices, coupables ou manipulés, selon notre degré de croyance en l'avenir de l'homme et aux lendemains qui chantaient. Notre responsable de groupe, un moniteur un peu plus âgé que nous, n'était pas inscrit au parti, mais il savait ce qu'il faisait tout en prétendant pouvait préserver son libre arbitre. Nous avions tout des parents staliniens, qui nous avaient envoyé là sans notre désaccord, d'ailleurs. Rares étaient ceux qui étaient venu pour voir par eux même : l'agence de voyage avait, avec suffisamment de perversité mis cartes sur table. En général, on était sympathisant ou au moins bienveillant. Nous nous attendions à vérifier in situ ce que ceux qui nous envoyaient là bas, voulaient savoir : L'URSS était le premier pays du monde et sa jeunesse la plus lucide et la plus enthousiaste. Je n'en voulais absolument pas à mon père de m'avoir payé, en guise de récompense d'un bac réussi, ce voyage plus politique que d'agrément et je m'apprêtais, bon fils que j'étais, à confirmer l'avance évidente de la société socialiste sur l'occidentale. J'étais de toute façon intéressé (Moscou valait bien une messe) et partais à l'aventure avec enthousiasme. J'avais fait le plein de colifichets et de stylos à bille, dont on disait, même les amis de mon père, qui revenaient d'URSS et qu'on ne pouvait pas soupçonner de mauvais esprit, que les autochtones, en plus d'être héroïques, étaient friands. Mon père m'avait confié la camera super huit familiale, avait bourré ma valise de pellicules vierges et s'attendait, après mes derniers succès de vacances comme "Venise en contre jour" et "Carinthie sous la pluie" à ce que je ramène le reportage du siècle sur les merveilles de la Grande Patrie. J'avais la ferme intention de ne pas le décevoir. Je partis donc sur les lieux du tournage la tête pleine d'idées de montage à la prise de vue et de musiques d'accompagnement. Il faudrait maintenant, pour être tout à fait dans le ton, avoir en tête la pompe étincelante de "la Grande Porte de Kiev" de Moussorgski, orchestrée par Maurice Ravel ou la sensualité surannée des "Danses Polovstiennes" de Borodine. Le film, effectivement réalisé, plein de panos tremblés et de plans de six secondes, dignes de Dziga Vertov, d'une durée d'un bon quart d'heure, qui est un saisissant accéléré de toutes les merveilles de la Patrie du Socialisme deux ans avant mai 68, a malheureusement disparu au cours d'un de mes nombreux déménagements. Le rassemblement avait lieu à la gare de l'Est. C'était en train que devait se faire le voyage. Il y avait pas mal de jolies filles un peu plus âgées que moi, des célibataires, des couples à venir, des couples déjà constitués dont l'inévitable chanteur et guitariste, sympathique au demeurant, avec son inévitable petite amie béate d'admiration qui animerait tout le voyage avec le répertoire complet de Georges Brassens, Jacques Brel et Jean Ferrat. Il y avait aussi le couple franchouillard, vieilli avant l'âge, embarqué dans l'aventure par erreur, pour le coup, gaulliste, qui servait d'excellente caution démocratique au parti et de repoussoir au reste du groupe, chauvin, je ne dirais pas petit bourgeois car nous l'étions tous. Il y avait le vieux qui se croyait encore jeune et faisait des plaisanteries douteuses et aussi le vieux qui l'était encore vraiment avec son "esprit ouvert" un peu simplet, sa moustache, son bermuda et son Instamatic. J'étais parmi les plus jeunes sinon le plus jeune. Et impressionné par les jolies filles. J'avais appris, en deuxième langue, un peu de russe encore tout frais dans le si proche secondaire, toujours pour faire plaisir à mon père, et c'était le peu de pratique de cette langue qui me distinguait un tant soit peu des autres, non pas par supériorité mais pour l'embarras qui pouvait en résulter, on verra comment un peu plus loin. Le voyage dura trois jours, dans la promiscuité obligée du train qui préfigurait les acquis futurs de notre éphémère et hétéroclite communauté. Le Paris Moscou régulier était un train russe. Les compartiments se transformaient le soir en chambrettes d'un luxe tout prérévolutionnaire avec petites lampes de chevets sur les tables basses à rabats. C'était du plus coquet effet et fort propice aux visites ou invitations dans les compartiments des filles, où nous passions le temps à boire, débattre toute la nuit et tomber amoureux au petit matin. C'est au cours de ces ébats que nous franchîmes la frontière entre les deux Allemagnes et fîmes face sans vraie frayeur aux tracasseries de vopos et de leurs têtes d'enterrement. L'imminence de la traversée du mur de Berlin nous plongea au second matin dans une sorte de recueillement angoissé. Par ses arrêts inopinés, ses ralentissements, ses redémarrages improbables et inattendus le train se montrait un metteur en scène hors pair. Visages collés aux vitres, silencieux, nous traversâmes au ralenti un long no mans’ land tout enchevêtré de barbelés et de béton armé. Une lente litanie de murs muets et de fenêtres aveugles défilait en arrière plan. Je filmai l'instant précis où nous franchîmes le mur, à vrai dire le pignon d'un immeuble déserté perpendiculaire à la voie. Puis ce fut Berlin Est, avidement contemplé, et le train réaccéléra vers les vastes forêts d'Europe centrale. Il y eu des centaines de kilomètres de bouleaux, de clairières et de petites maisons de bois. La langueur des voyages transeuropéens commençait à nous gagner. Nos voix se turent petit à petit, nous nous renfermâmes chacun sur nous mêmes, lents et contemplatifs, nos yeux se perdaient dans les paysages immuables (forêts, prairies, isbas) et nous laissions nos têtes et nos corps se bercer aux balancements organiques du train qui fonçait en fuyant le crépuscule. Notre jeunesse était sereine. La vision du paysage en mouvement déroulait les pensées en volutes et les poèmes montaient aux lèvres. Il y eut un très long arrêt nocturne à Brest Litovsk pour changer l'écartement des roues des wagons, les voies russes n'ayant pas la même largeur qu'ailleurs, encore des douaniers et des soldats, et nous pénétrâmes, l'esprit un peu embrumé par le manque de sommeil ou l'hébétude mais le cœur battant, sur le territoire soviétique. C'était nuit noire, nous écarquillions les yeux, il n'y avait rien à voir. Le jour se leva sur les mêmes espaces infinis et socialistes. Minsk arriva au milieu de la plaine, pendant que nous courions vers le soleil. Des voyageurs descendaient, d'autres montaient, comme dans tous les trains. A deux ou trois téméraires, nous nous aventurâmes dans la gare, puis dans la ville, enfin, juste devant la sortie principale. Une avenue d'une largeur inconcevable, de vieux bâtiments modernes, avec des tramways déjà d'un autre âge furent notre première vision du paysage soviétique, plutôt furtive, pusqu' il fallut rejoindre en courant le train qui partait sans nous (le souvenir de cette incursion d'à peu près une minute trente sur cette avenue de Minsk - tout ce que je connaîtrai jamais de la Biélorussie - est non seulement resté gravé, des années durant, sur le film super huit perdu dans les déménagements, en un plan séquence de quinze secondes obscurci rythmiquement par les masses sombres des camions qui passaient, mais aussi dans ma mémoire, comme souvenir "écran" : je me suis longtemps demandé ce qui se serait passé si nous n'avions pas pu rattraper le train. J'en conçus une expression de ma langue interne : "voir Minsk", qui désignait une forme très précise d'acte irréfléchi, impulsif et téméraire que la vie m'a donné pas mal d'occasions d'utiliser). Le matin du troisième jour, le train, tel un sprinter vainqueur juste avant la ligne, eut une sorte de relâchement, un ralentissement de satisfaction qui annonçait le terminus : Moscou, enfin.